Comment raconter une ville sans devenir son guide, énumérant ses sites d’intérêt touristique, résumant son histoire en quelques dates, réifiant sa culture en spectacle, son art de vivre en exotisme ? J’ai toujours eu de la réticence à parler ici des villes, des pays où j’ai vécu pour cette raison, réticence à l’idée de cette distance d’étrangère et proximité de résidente qui me donnerait l’autorisation, voire l’autorité d’en fournir un compte-rendu authentique. J’en suis bien incapable.
Déjà, j’ai trop conscience de la violence d’un discours sur l’autre qui le révélerait prétendument à lui-même. Ensuite, je vis d’abord, par constitution, dans ma réalité intérieure, de rêve et de contemplation, et seulement après, dans l’extérieure, à laquelle je n’ai donc pas accès en toute objectivité. D’autant que ces villes marquent autant de points du globe que d’étapes de ma vie, et que ce que j’en dis parle autant de moi que d’elles. Je suis aussi plus attentive au singulier qu’à l’ensemble et il m’est difficile (ou interdit) de tirer de la vie un système, d’un séjour une étude, de quelques rencontres une peinture des mœurs.
En Sardaigne, j’ai découvert l’insouciance, une splendeur à laquelle il n’y avait plus rien à ajouter. À Lisbonne, un kaléidoscope de sensations et d’histoires. À Berlin, une errance, le dépaysement de toutes mes attentes. En Catalogne, une si troublante familiarité.
Et me voici arrivée à Trieste. J’y dépose l’ancre. J’y resterai longtemps. Trieste, c’est d’abord une couleur. Le rose. Rose de l’aurore ou du crépuscule, de la brume ou des cimes, qui s’estompe dans le bleu, laissant ses traces dans le reflet des vagues, le relief des nuages. Au loin, les montagnes surgissent de la mer : massif majestueux flottant sur la finesse d’un horizon de verre.
Le rose des roses aussi. La roseraie de San Giovanni, conservatoire d’espèces anciennes et nouvelles, occupe ce qui fut les jardins d’un hôpital psychiatrique pavillonnaire, à présent fermé.
L’Italie est, à ma connaissance, le seul pays au monde à avoir aboli les hôpitaux psychiatriques. Strictement interdits par la loi, ils sont remplacés par des centres d’accueil ouverts la journée, qui encouragent à la fois l’autonomie de la personne et son intégration dans la communauté.
Franco Basaglia se trouve à l’origine de cette révolution. Psychiatre marxiste, lecteur de Gramsci, Husserl et Sartre, il considère les asiles comme des enfers que rien ne pourra réformer. L’individu y est privé de ses droits et de sa liberté, aussi respectueuse que soit l’incarcération. Il faut destituer cette institution et rendre à la société les questions qu’elle tente de résoudre, celles du fou dont la figure est avant tout une invention politique. La folie traverse tout un chacun. Quand elle s’aggrave et prive quelqu’un de sa lucidité, de ses capacités, il s’agit d’un problème existentiel, à résoudre au sein de la société qui le suscite, et non d’une tare à enfermer loin des regards, où elle deviendra une maladie chronique et incurable.
En charge de l’hôpital psychiatrique de Trieste, Basaglia l’ouvrit sur la ville. Les patients, aidés d’artistes, avaient annoncé leur venue par un cheval bleu qui s’était promené dans les rues, souvenir du cheval de l’asile qu’ils avaient sauvé de l’abattoir en assurant à la présidente de la province qu’ils s’en occuperaient eux-mêmes.
Autour, donc, des pavillons de l’hôpital abandonné, façades jaunes au toit rouge échelonnées sur la colline, s’étend la roseraie où je travaille en tant que bénévole. Quelques fous s’y promènent encore, guidés par cette intuition dont eux seuls ont le secret. L’un d’entre eux vient nous entretenir de la nécessité d’aller planter des roses sur Piazza Unità d’Italia, la place au centre de la ville, face à la mer. Une autre se balance, les bras autour de ses genoux ramenés contre sa poitrine. Geste de détresse universel, si désarmant d’humanité. Se bercer à ses propres bras, toute solitude bue. Au fond de l’abandon, ne plus tenir que par cette prise sur soi. Aucun de nous ne les évite, on ne sait pas trop quoi dire ou faire, on essaye cependant. Basaglia a-t-il réussi ? J’aime en tout cas entendre son histoire, encore et encore, comme un conte pour enfants, pour croire à la pugnacité de l’espoir, à la victoire du juste.
Le rose des roses qui ne sont pas toujours roses. La rose bleue, Graal des horticulteurs, ne parvient jusqu’à présent, au fil des hybridations, qu’à un mauve tendre et incertain, où se rencontrent encore le bleu et le rose de la ville. Les espèces anciennes, épineuses, touffues, buissonnantes, entêtantes n’éclosent qu’en mai. Les nouvelles, élégantes, tenues, au parfum mince et à l’épine rare fleurissent même en hiver.
De la colline où je vis, San Luigi, je descends à travers bois, le soleil m’attend à l’orée et me suit jusqu’à San Giovanni. Chiara m’accompagne au retour, aussi claire que son nom, une montée d’étoiles, qui me raconte escalades et sommets, ou disputes et rires entre sœurs. Sous les branches, un spectre nous traverse, Alma Vivoda, résistante à la tête mise à prix, abattue à cet endroit. Il n’en reste que couronnes et bouquets. « Rencontrer une vraie écrivaine et qui en plus s’appelle Joséphine. » Je ne comprends pas tout de suite, puis je me rappelle Joe, la fille du Dr March, à laquelle on s’étonne souvent que je ressemble autant, de caractère et d’aspiration, comme une preuve de réincarnation. Donata en a mentionné une autre, l’abandonnée de Napoléon qui se consola parmi les roses, dont elle demandait le portrait à Redouté.
Je reviens une fleur à la main. Le prix de mon ouvrage. Dans l’appartement, elle répandra la lumière de ces matins, lumière toute de résistance, perlant sur les ronces et le froid, lumière d’Anna parlant de sa Sicile natale, de son petit-fils qui ne croit pas qu’elle est encore une jeune fille bien que déjà grand-mère, de l’hôpital soudain ouvert au tout venant et de Yannis Ritsos qu’il faut relire, lumière de Donata qui m’enseigne, sans impatience pour ma distraction, ma maladresse, avec l’exaltation de partager sa passion, que jardiner, c’est penser. Potare significa prima di tutto pensare.
Trajectoires aériennes à travers la ville, marchant sur les fils qu’ont tendus les poètes. Découvrant Trieste au sortir des tranchées, Ungaretti écrivait :
M’illumino
d’immenso.

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