Un grand jour

Écrire sous l’étoile du matin

Tous les jours se ressemblent et ne sont qu’un grand jour. Le jour nommé bonheur. Vient un désir d’écureuil, de conservation et de curiosité mêlées, le désir d’y rester toujours. La seule manière d’y parvenir, c’est de l’écrire, d’écrire comme on amasse noix et glands, ménageant de ressources pour le froid qui viendra. Toute cette joie, plus tard, sera ma force. Toute cette lumière transmuée en sûreté me permettra de crever l’obscurité des temps.

Plus jeune, le bonheur semblait une fin futile. Seule comptait la justice. Mais on apprend ensuite que sans la joie, la force manque pour lutter, qu’il faut s’en repaître et s’y baigner, s’en faire un corps de clarté, qu’à la refuser, la mépriser, comme égoïste, stupide et satisfaite, on s’écroulera sous peu, gangréné de regret. Le sacrifié ne va pas plus loin que sa croix, pourtant le chemin se poursuit loin au-delà des monts. Le bonheur peut ne pas être coupable ni complaisant. Forge de notre sang qui donnera ses flammes les plus pures. Juste en ce qu’il brise la finalité, non en ce qu’il la figure. Ainsi, dans cette réclusion forcée, je reconstitue mes forces, et il en faudra, je n’en doute pas, j’attends avec inquiétude ce qui arrive, avec gratitude pour ce qui est et déjà fut.

Le jour commence qu’il est encore nuit. Un rêve s’achève dont je perds les bribes dans ses bras. À l’horizontale du monde, sans aucun poids encore sur les épaules, on rit de nos échanges insensés dans les langues métissées. La chambre donne sur les arbres. Les oiseaux aussi ont beaucoup à dire.

L’aube aux doigts de rose, dit le lieu commun, et je vois ses doigts toucher une à une les façades, les nuages, les cimes. Les montagnes au loin, s’élevant sur la mer, prennent cette teinte soir et matin, mais ce n’est pas la même. Le matin, avec le soleil en face, découvertes dans leurs moindres détails, elles rappellent la précision poignante du réalisme, cet amour transi du réel, et le soir, à demi contre-jour, masse mauve s’estompant, le flottement suggestif d’une esquisse d’Extrême-Orient.

L’immeuble s’élève comme un phare, en haut de la ville, face à la mer, bousculé par les bourrasques de Borée, ce vent glacé se déversant en cascade des montagnes vers le large, comme une source devenue torrent, décrivant des tourbillons d’une centaine de km/h entre les maisons où cordes et rampes permettent de se retenir. Je l’écoute gémir, il a tant de tourments. Le vent est une âme en peine, dit le lieu commun. C’est vrai. La littérature devenue précieuse à force de répétitions reprend sens dans la nature la plus brute.

Je vis à San Luigi, le pire quartier pour Borée, paraît-il, mais les Triestins aiment leur vent qui déchire le brouillard, purifie l’air et recule l’horizon jusqu’à laisser poindre les sommets de Vénétie. À la bora scura, vent de pluie, d’ombre repliée sur l’ombre, succède la bora chiara, vent de soleil, de clarté dévoilant la clarté. Vent qui vient d’autres montagnes, derrière, que je ne vois pas, les slovènes, mais au sud, du côté de la cuisine, les péninsules de la Slovénie et de la Croatie embrassent mon regard. Parfois, un phare clignote là-bas en réponse au mien. Comme elles semblent lointaines dans leur proximité ces contrées de confins. Peut-être qu’il vaut mieux ne jamais s’y rendre pour continuer d’y entendre l’appel de l’ailleurs.

Mon humeur n’a jamais été aussi dépendante du temps qu’en vivant ici, à ciel ouvert, comme si mon émotion était un thermomètre. Les mouettes s’affrontent devant les fenêtres. Elles n’ont rien de la douceur de leur nom français. L’italien sied mieux à leur nature batailleuse : gabbiani. Mais quand elles s’envolent, elles redeviennent des mouettes : virgules du ciel, respiration du bleu.

Autour du café noir dans la pièce jaune soleil, la discussion s’est faite grave après la lecture des nouvelles sur le portable qui tient lieu de journal. Il a cet art d’être, parmi mes connaissances, à la fois le plus enfant et le plus adulte, le plus insouciant et le plus conscient. Son visage sous les cheveux en bataille, que ne durcit plus la taille, regarde émerveillé le ciel, mais au contraire de moi, il n’en dira rien, il préfère rappeler du monde le bruit et la fureur et c’est ainsi, entre autres choses, que nous nous complétons, comme le sucre et l’amer.

Arrive le matin et je voudrais, j’ai toujours voulu que la journée ne soit qu’un matin, je me contenterais du matin et des nuits. Je décide d’écrire. La décision n’y fera rien. L’écriture tient autant de l’oisiveté que du travail, on ne s’y met pas comme à la traduction, la correction, la recherche, la réflexion, etc. Il faut l’inspiration : un état d’esprit entre la concentration et la distraction, ayant l’ancrage de l’une et la mobilité de l’autre, ainsi que l’emportement d’une parole prise à sa propre nécessité.

Ajoutons l’interdit d’écrire qu’on doit à chaque fois transgresser, interdit si puissant qu’il écrase souvent la moindre tentative et se formule de manière multiforme : la littérature n’est pas une affaire sérieuse, elle ne sauve pas des vies, ne renverse pas des régimes, ne nourrit ni ne réchauffe personne (de cette chaleur et cette nourriture dont la métaphore spirituelle n’est que mascarade quand elles manquent cruellement) et en même temps, tu as de la chance de t’y consacrer, d’autres voudraient bien, tu le leur prends, ce temps, qu’ils ont tout autant le droit d’avoir, et enfin pour qui te prends-tu, oui, la littérature apporte sens et salut, mais pas celle que tu produis, etc.

Si l’écriture vient, malgré tout, il n’existe pas de plus grande joie, une joie qui fait un matin de toute heure, jusqu’au bout de la nuit qui redevient matin. L’angoisse ne procède que du manque d’inspiration ou de la pression de l’interdit. En soi, l’écriture n’est que joie, celle d’une fusion entre moi et le monde, explosant en un maximum de vitalité.

Midi sonne aux cloches des églises, lesquelles je ne saurais dire, répercutées dans les cordes de l’air qu’aucun autre bruit n’agite dans le vide de l’hiver et la ville immobile, au milieu de ce temps qui va du même au même, d’heure en heure, de jour en jour, tout autour du monde, cette époque sans fracas que la crainte. Midi et son équilibre de presque rien, une pause partagée dans le travail, tous deux poursuivant nos pensées, qu’il faudrait traduire, plus que d’une langue à l’autre, d’un cerveau à l’autre : pour lui, de la physique à la philosophie afin de me donner une vague idée de ce qu’il fait, pour moi, de la littérature aux arts manuels pour lui expliquer comment ça se fait, manière qui nous est familière de dire par à côté, de s’exprimer par métaphores. Si nos intelligences diffèrent autant, nous partageons dans le fond le même langage, celui de la logique et de l’image. Il nous arrive aussi de parler du souci de tous les métiers : l’incompétence des autres ; et le plus souvent, on partage simplement la qualité d’un silence qu’on ne se sent pas obligés de rompre.

L’après-midi et sa retombée de splendeur, le soleil achève déjà sa courbe sous mes yeux, qui tentent malgré la tentation de ne pas trop le fixer. Je reprends le travail en attente, les comptes, la correspondance, une promenade parfois, si monotone qu’il semble que l’imaginer c’est déjà l’avoir faite, dans le bois boueux, ses lacets d’ombre sous les arbres plaintifs et la stridence des enfants. La mer au retour, rien qu’à la regarder, me gerce les mains. Je ne manque pas une fois le rendez-vous avec le soleil à son coucher, comme une mère venant border son enfant dans la mer. Hier, il a laissé le ciel tout vert. J’en parlerai avec Chiara, on échange sans se lasser sur les variations du couchant, ce non-événement qui nous paraît le plus notable, le plus digne d’être raconté.

Devant ces couleurs, ma joie s’arrondit comme une orange, que je pèle et partage avec E. Le confinement nous donne du temps à tous les deux. Il est la seule personne qui ne me dissocie pas. Comme si tous les autres me voyaient par un cadre qui ne comportait que 10 à 50 % de moi (et plein d’autres choses), tandis qu’avec lui, je suis entièrement dans le cadre et donc, il n’y a plus de cadre, je suis libre. La nuit venue, la colline voisine s’éclaire peu à peu, mais à peine, sans percer la densité de son obscurité. Réunion d’une confrérie de lucioles, cérémonie parmi l’ordre mineur des discrets. Le dîner n’est qu’un long apéritif, avec un air de fête, même sans sortir et rien qu’à deux, fête de soudain remettre le monde au lendemain.

Enfants de l’Ouest, on ne regarde plus que des films de l’Est, surpris de tant de beauté, de subtilité, redécouvrant ce que signifie le cinéma, ce ravissement de tous les sens dans la projection d’un songe où tremble la réalité. Manière d’aventure, même entre quatre murs, et c’est une chance déjà de disposer de quatre murs. Reprend l’intimité du petit jour. La vie entre se réduit à un songe, il n’en subsiste en fin de compte que la pierre de touche : la tendresse.


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Commentaires

5 réponses à « Un grand jour »

  1. Avatar de laboucheaoreille

    Très beau texte ! Ce que vous dites du couchant de soleil ou du vent ou, encore plus, de l’écriture, me frappe tout particulièrement. Je me souviendrai du non-événement qui parait le plus digne d’être raconté, c’est une belle vérité !

    J’aime

  2. Avatar de laboucheaoreille

    Très beau texte ! Ce que vous dites du couchant de soleil ou du vent ou, encore plus, de l’écriture, me frappe tout particulièrement. Je me souviendrai du non-événement qui parait le plus digne d’être raconté, c’est une belle vérité !

    Aimé par 2 personnes

    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Je vous remercie ! J’ai remarqué que les posts que je préférais relire dans mon blog traitaient d’un moment, d’un lieu, de ce qui passe pour ne jamais revenir, l’écriture dans sa fonction première : la trace ; et j’ai décidé d’en garder une de cette époque. Sous l’influence et le modèle de Quyên, je voulais aussi essayer de parler de mes sentiments, d’avoir ce courage-là, que vous partagez avec elle !

      Aimé par 3 personnes

      1. Avatar de Frog

        Modèle, je ne sais pas, ton texte est magnifique et n’a rien à envier à personne. Il me rappelle la carte postale que tu avais écrite un jour, mais une carte postale envolée de son rectangle de papier. C’est le souffle qui m’a emportée dans ce texte, respiration virginale du réveil au sortir du rêve, vaste brise du matin sur la mer, souffle de l’effort dans les pentes de la ville, voix du vent qui porte ou bâillonne l’appel des cloches, note du soleil qui s’abîme. Et surtout, la tendresse de la relation entre E et toi.

        Aimé par 2 personnes

      2. Avatar de laboucheaoreille

        Oui, l’écriture sert aussi à fixer des souvenirs, comme des photographies de nos pensées à un instant donné.
        Merci de vos compliments ! Mon « courage » est peut-être de la simple candeur, ou l’habitude de n’avoir que très peu de lecteurs.

        Aimé par 1 personne

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