Morale et moralisme

En lisant L’art de la joie.

L’héroïne, nommée Modesta, antiphrase de sa personnalité, raconte sa vie aventureuse. Livre immoral si on s’en tient au moralisme, ensemble des principes du bien et du juste prescrits par la société, ou de nos jours, par soi-même, c’est du moins ce que l’on croit, livre profondément moral si on considère son entreprise : rendre compte de la nature humaine au plus près de ses manifestations, sans idéalisation. Goliarda Sapienza met en scène avec une grande finesse l’apprentissage de Modesta : celle-ci se découvre par une attention précise et sans préconçu à ses sentiments, compare ses réactions à celles des autres, revient sur ses conclusions lorsque les événements les invalident, prend conscience peu à peu de la réversibilité de l’amour en haine, de la révulsion en attraction, des différences subtiles d’attachement que masquent les affects puissants de la crainte et du désir. Souvent, son corps (fièvre, migraine, larmes, rires, paroles qui lui échappent) contredit le récit qu’elle fait d’elle-même et l’oblige à le réécrire.

La morale, entendue comme moralisme, ne permet pas et même interdit de se connaître et de connaître les autres. Tout le monde dispose de ce type de morale, même les plus indifférents, elle ne désigne pas la générosité ou la bonté, elle énonce ce qui devrait être et non ce qui est selon les valeurs de chacun ; et chacun, souhaitant, croyant incarner ses valeurs, reconnaît rarement y manquer. Parce qu’il refuse de voir ce qui est au nom de ce qui devrait être, le moralisme court-circuite la connaissance de soi, il dissocie le discours et l’action, le mot et l’émotion et dessert la morale véritable, définie au contraire par une rigoureuse articulation entre la parole, la pensée et le geste, par une cohérence entre ses principes et sa vie, travail interminable parce que la méconnaissance de soi ne décrit pas un défaut accidentel, mais une faille fondamentale de notre être.

La morale véritable se fonde donc à partir du bas, des affects bruts, des faits irrécusables, depuis une connaissance de la nature humaine qui n’escamote pas le mal, quel que soit ce qu’on range dans le mal, et non à partir des hauteurs, de l’idée que nous nous faisons de ce que devrait être la société ou l’être humain. En cela, Modesta est morale, même si les principes de son action n’ont rien à voir avec les miens. Visant la survie à tout prix, terrifiée de retomber dans la misère et l’abandon où elle est née, elle manipule sans vergogne son entourage, ne recule pas devant le meurtre et, au sein d’une même famille, couche avec le père le matin et la fille le soir sans être troublée le moins du monde. Mais elle est morale en ce qu’elle est authentique, qu’elle a ce courage-là de ne pas se mentir.

Je remarque qu’aujourd’hui, le moralisme est partout, la morale de plus en plus rare. Lui gagne le débat d’idées, qui devient combat d’idéologies. Par exemple, comme on se conçoit féministe et anticapitaliste, le capitalisme et le patriarcat auraient forcément partie liée. Or, le capitalisme n’entrave pas a priori le féminisme, il le favorise sans doute puisque les femmes n’ont jamais acquis autant de droits et de reconnaissance que dans nos sociétés. De même, on critique la science et la technique pour revenir à un paradis prémoderne de communion avec la nature, en oubliant que la nature n’a jamais été mieux connue, c’est-à-dire écoutée, qu’aujourd’hui, que la science est la première à avoir pris sa défense face aux catastrophes qui s’annoncent, et que, dans le soi-disant paradis prémoderne, les croyances païennes méritaient le bûcher autant que les sciences nouvelles. La sorcière et l’astronome partageaient opprobre et supplice. La réalité est complexe. L’idée doit être une clarté pour s’y orienter et non une page blanche où la réinventer à notre commodité.

Quant à moi, je préfère la responsabilité à l’indignation, la connaissance lucide d’une véritable héroïne à l’héroïsme facile de déclarations creuses.


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