En pleine lecture du cycle de Terremer d’Ursula K. Le Guin, je me rends compte que chaque tome confronte à sa manière au dilemme moral du bien et du mal. Ceux-ci ne s’affrontent pas dans le combat classique entre bons et méchants, mais au sein du personnage principal, qui comprend au cours du récit que leur lutte, avant d’être extérieure, est intérieure, et qu’il devra la mener, jour après jour, pour advenir à lui-même et faire réellement le bien autour de lui.
Dans Le Langage de la nuit, recueil d’essais sur la fantasy et la science-fiction, Le Guin éclaire sa démarche. Son cycle étant destiné aux adolescents, elle traite ici d’éducation des enfants, mais en toute honnêteté, en regardant autour de moi, je doute que beaucoup de gens aient dépassé le stade puéril de l’opposition entre bons et méchants. D’ailleurs, en la lisant, je me sens élevée par ses réflexions, comme si j’étais moi-même l’enfant qu’elle mentionne, écrasé, paralysé par l’omniprésence du mal et auquel elle redonne sa capacité d’action par ses paroles sages.
« Je suis d’accord avec l’idée qu’il faut apprendre aux enfants la distinction entre le bien et le mal – les enfants eux-mêmes souhaitent l’apprendre. Mais je crois que la fiction réaliste pour enfants rend cet apprentissage extrêmement difficile. Il est difficile de ne pas s’empêtrer dans les aspects superficiels de la conscience collective, dans les moralités simplistes, dans les projections de toutes sortes ; on risque de nouveau de tomber dans des histoires de bons contre les méchants. Ou alors, on se retrouve avec des prosaïsmes du genre : « même les plus gentils sont parfois un peu méchants, même les plus méchants peuvent parfois être gentils » – ce qui banalise de façon très dangereuse le fait que chacun d’entre nous a un potentiel immense pour faire le mal ou le bien. Ou alors on encourage les écrivains à exploiter le sensationnalisme, à terrifier les enfants qui les lisent tout en restant eux-mêmes à distance de la violence qu’ils décrivent – ce qui est une honte. Ou alors on écrit des livres « à problème », qui parlent de la drogue, du divorce, des préjugés raciaux, des grossesses à l’adolescence, etc. Comme si le mal était un problème que l’on peut résoudre, qu’il existait une réponse, comme pour les questions d’arithmétique à l’école. Vous trouverez la réponse à la fin du livre.
Que peut faire, dans ces conditions, l’écrivain naturaliste, quand il écrit pour des enfants ? Peut-il présenter le mal comme un problème insoluble et affirmer que l’enfant et l’adulte n’y peuvent rien ? Doit-il donner aux enfants des photographies des chambres à gaz de Dachau, ou des famines en Inde, ou des cruautés d’un parent psychotique, et dire : « Voilà, mon petit, comment ça se passe. Qu’est-ce que tu en penses ? » Cela est très certainement contraire à toute morale. Si l’on dit à l’enfant qu’une « solution » existe pour remédier à ces atrocités, on lui ment ; si l’on insiste pour lui affirmer qu’il n’y en a pas, on met sur ses épaules un fardeau qu’il n’a pas la force de porter.
Tout enfant a besoin de soutien et de protection. Mais il a aussi besoin de vérité. Et il me semble que la seule manière de lui parler de manière honnête et factuelle du bien et du mal est de lui parler de lui : de lui, de son moi intérieur, de son moi le plus profond. Cela reste à sa portée, car après tout, sa tâche principale est de grandir et de devenir lui-même. Il ne pourra jamais y arriver s’il croit que cette tâche est inachevable, ou si on lui donne l’impression qu’il n’a rien à accomplir. La croissance d’un enfant sera ralentie et pervertie s’il est désespéré ou s’il nourrit de faux espoirs, s’il a trop peur ou s’il est excessivement protégé. Pour grandir, il faut être en contact avec la réalité, ce tout dont l’ampleur dépasse l’ensemble de nos vertus et de nos vices. Il faut à l’enfant des connaissances, et la connaissance de soi. Il faut qu’il puisse se voir tel qu’il est, et voir l’ombre qu’il projette. Car il est capable d’affronter sa propre ombre, il peut apprendre à la contrôler et à se laisser guider par elle. Tout ceci, afin que, ayant grandi en force, ayant accepté les responsabilités sociales de l’adulte, il soit moins enclin à tout abandonner par désespoir ou à nier ce qu’il voit, quand il sera confronté au mal qui sévit en ce monde, aux injustices, aux chagrins, aux souffrances que nous devons tous endurer, et à l’ombre finale qui viendra tout clore.
La fantasy est le langage du moi intérieur. Je n’aurai plus rien à ajouter quand j’aurai dit que, selon moi, ce langage est celui qui convient le mieux quand il s’agit de raconter des histoires aux enfants – et aux autres. Mais je le dis avec assurance, car je m’appuie sur l’autorité d’un très grand poète, qui l’a affirmé avec beaucoup plus d’audace : « Le grand outil du bien moral, dit Shelley, est l’imagination. » »
On pourrait critiquer ce désir d’éducation. N’est-ce pas réduire la littérature à une sorte de catéchisme laïc ? En vérité, toute littérature est morale et politique, par nature et nécessité. Parce qu’elle est parole et que la parole naît du face à face avec l’autre. Nul besoin de la littérature de résistance et de révolte pour qu’elle soit engagée. Elle l’est toujours, qu’elle le veuille ou non, pour le meilleur et pour le pire. La langue est le fondement du lien social. S’en occuper, c’est poser (ou miner) ce fondement. La mansarde n’est pas si éloignée de la rue et de la place, l’écrivain qui se débat avec les mots travaille un matériau qui le relie à tous les humains et si son travail est soigneux, il soignera la langue, usée par l’usage, blessée par les mauvais traitements, et ce sera soigner chacun d’entre nous.
La littérature de récits se trouve paradoxalement plus engagée que celle d’idées, parce qu’elle mobilise l’émotion, alimente l’imaginaire et, par le processus d’identification, détermine actions et réactions. Difficile de se défendre de son effet, d’en évaluer la portée. Donnant à voir et à sentir un monde autre, elle me guide dans le nôtre, décide de mes aspirations et de mes valeurs, me donne matière à désirer l’avenir et place devant mon regard distrait le prisme précis de ses verres. Tout ceci le temps de la lecture, rien que le temps de la lecture, mais quand l’histoire me touche, ce temps se prolonge en profondeur, il forme une strate de ma conscience. Et si je fais des livres, c’est que des livres m’ont faite.
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