Le dessin d’enfant

Sans doute les enfants ont-ils toujours dessiné et toujours de la même façon. Mais jusqu’à très récemment, ils usaient de supports – sable, terre, mur, roche – qui n’ont pas laissé de traces. Même dans le cas d’enfants nobles ou bourgeois qui disposaient de supports plus durables, leurs gribouillages ne suscitèrent le plus souvent pas assez d’intérêt pour les conserver. Il fallut attendre une nouvelle manière de concevoir l’enfant, de le protéger et de l’éduquer, une curiosité pour l’origine et la gestation de l’humanité et enfin le papier relié en cahiers offert par l’école élémentaire obligatoire pour que le dessin d’enfant soit enfin admiré.

Deux théoriciens ont amorcé cette reconnaissance du dessin d’enfant : Rodolphe Töpffer et Georges-Henri Luquet. Töpffer (1799-1846) s’illustre autant par ses talents d’artiste que d’écrivain. Il est considéré, entre autres, comme l’inventeur de la bande dessinée. Professeur passionné de pédagogie, il est le premier à regarder le dessin d’enfant comme une œuvre achevée, et non le brouillon de celles de l’adulte à venir. Au lieu d’en retenir la maladresse, le manqué, l’erreur, il y discerne une logique propre, une vision du monde, l’enfant cherchant à rendre sa pensée du monde et non à imiter l’image du monde, comme le veut l’adulte, notamment occidental. L’intérêt pour les créations enfantines ne cesse ensuite de croître et se croise avec celui pour l’art dit primitif. On cherche à faire des parallèles entre l’un et l’autre afin de déterminer l’origine de l’art. Cette tendance marque les pédagogues, les philosophes, les anthropologues, mais également les artistes du siècle qui s’annonce : Picasso, Matisse, Klee, Kandinsky, Dubuffet, Miró, Jorn, etc. Colloques et publications se multiplient.

Luquet (1876-1965), philosophe bergsonien, se distingue par l’originalité de son approche. Il ne cherche pas à soumettre des groupes à des tests communs de dessin libre ou dirigé, ni à accumuler quantité de dessins de tout âge, origine et sorte, pour dégager une image d’ensemble et des statistiques générales. Tout au contraire, il se concentre sur un vécu individuel, celui de sa fille, qu’il peut suivre au plus près, ce qui donne lieu à la monographie Les Dessins d’un enfant en 1913, dont il dégagera les tendances généralisables dans Le Dessin enfantin en 1927. Il retrouve l’intuition de Töpffer – qui pressentait une différence de nature entre le dessin d’enfant et le dessin d’adulte – mais la conceptualise et la systématise, établissant les notions de réalisme visuel (l’illusionnisme de l’adulte occidental) et de réalisme intellectuel ou logique (le symbolisme de l’enfant). Ces deux modes de représentations sont également valables. Ils réélaborent le réel chacun à leur manière. Ce sont deux langues, deux grammaires différentes.

Luquet étudie cette grammaire et en établit la syntaxe, qui constitue encore aujourd’hui le fondement de toute étude du dessin d’enfant. Celui-ci traite l’espace comme une sculpture plane et la durée comme un théâtre condensé. Autrement dit, la narration est simultanée, plusieurs scènes successives se juxtaposent en un seul cadre, tandis que les figures s’offrent dans leur entièreté, avec leurs côtés cachés. Luquet parle dans ce cas d’exemplarité, de lisibilité maximale : l’objet se présente avec tous ses attributs essentiels, par les procédés conventionnels de l’étalement, du rabattement et de la transparence. Ainsi, une table présente ses pieds en équerre, ou un nez dans un visage de face se montre de profil. Les couleurs ne cherchent pas non plus à correspondre à la réalité, mais à contraster l’une avec l’autre : un animal se retrouve ainsi avec chaque patte d’une couleur différente, de même que le soleil avec ses rayons. La couleur répond à une nécessité esthétique et non mimétique. « C’est pour faire joli, explique Simonne à son père. » La ligne obéit quant à elle à l’impulsion du moment, passant sans rupture du contour au détail, du schématisme à l’ornementation, de la dispersion à la concentration et même de l’écrit au dessin. Luquet rapproche cette avancée instinctive de la ligne du processus de différenciation biologique et le qualifie de bourgeonnement. Il relève notamment la manière dont l’enfant reproduit volontiers un même motif indéfiniment, en le transposant dans d’autres espaces ou échelles, par analogie.

En bon élève de Bergson, il se penche sur la durée, la temporalité, ici comprises comme la mutation du dessin, les étapes de gestation d’un même motif selon les âges, mais sans fixer pour finalité le dessin d’adulte. Chaque mode de représentation a sa finalité propre et se donne en conséquence des moyens de figuration propres, aussi conventionnels dans un cas que dans l’autre. D’ailleurs, le langage enfantin de la couleur contrastée et de la ligne bourgeonnante se trouve repris par les artistes modernes, contemporains de Luquet. Le dessin d’enfant n’est donc nullement un brouillon, le témoignage d’un manque de moyens, de maîtrise ou de travail. Il est un art en soi, que Luquet rapproche de l’art primitif en ce qu’ils visent l’un et l’autre une représentation intellectuelle et non visuelle (autrement dit, symbolique et non naturaliste).

Les conclusions du philosophe n’ont rien perdu de leur pertinence, que ce soit dans son analyse de la syntaxe du dessin enfantin ou dans son approche personnalisée du phénomène, attentive à la temporalité du dessin autant qu’à sa spatialisation. Quant à son parallèle avec l’art primitif, il semble trop simplificateur quand on connaît le naturalisme des représentations de Chauvet ou Lascaux et court le risque d’infantiliser les créations d’une certaine époque ou de l’art non occidental.

Au début du XXe siècle, le dessin ne sert, dans un cadre psychologique, qu’à déterminer la personnalité et évaluer le développement de l’enfant. Mais il devient vite crucial en psychanalyse d’enfants, là où le langage, matière première de la cure, vient à manquer. Anna Freud, première psychanalyste d’enfants, est donc la première à s’y confronter, par nécessité. Les enfants ne parlent pas, remarque-t-elle, ils font, et il faut leur donner matière à faire, en l’occurrence des papiers et des crayons. L’équivalence est donc tout de suite posée entre mots d’adultes et images d’enfants, libre association dans la parole et dans le dessin. En Angleterre, Mélanie Klein et Donald Winnicott accordent à leur tour une place centrale au dessin dans le traitement des enfants ; tandis qu’en France, Sophie Morgenstern l’introduit à partir du cas d’une petite fille mutique et en fait une constante de la discipline, ce que reprendra son élève, Françoise Dolto. Il devient en même temps une des principales occupations des tout-petits, à la maternelle comme à la maison.

Quel est le rôle thérapeutique du dessin ? Dans le geste déjà, dans l’expression même, où se déchargent les émotions, il remplit alors une fonction cathartique ; mais il permet également de mettre en images ces émotions, de les élaborer dans le commentaire qui l’accompagne. Le dessin est donc déjà une résolution et une interprétation. Son pouvoir thérapeutique intrinsèque, qui forme le fond de l’art-thérapie, est prolongé en cure, où il sert au psychologue/analyste de hiéroglyphe pour se situer dans le dédale des pensées de l’enfant, pour discerner quel Minotaure le guette et quelle Ariane le préserve. Mais chaque praticien le considère et l’utilise à sa manière. Ainsi, pour Winnicott, le sens de toute thérapie est de redonner la capacité à jouer : le jeu est le modèle de la créativité présente et à venir, où le moi parvient à articuler intériorité et extériorité, malléabilité du rêve et résistance de la réalité, pour devenir et agir, il permet de composer avec l’adversité et de trouver en soi les ressources pour se réinventer. Winnicott fait du dessin un jeu à deux avec sa méthode du squiggle, où le thérapeute et l’enfant composent le dessin successivement, l’un complétant ce qu’a amorcé l’autre. L’interprétation est limitée, voire proscrite, considérée comme une violence, une intrusion dans cet espace intermédiaire, entre moi et non-moi, que se construit l’enfant et qui lui est essentielle. Au contraire, Dolto conçoit l’interprétation comme une révélation qui libère le patient de ses inhibitions. Elle y encourage et déconseille de participer aux activités de l’enfant, au risque de faire de la thérapie un espace de jeu, où il ne se sent pas pris au sérieux. Celui-ci ne joue pas en thérapie : il envoie des messages par ses jeux. Son dessin est un autoportrait, où il donne à voir une image du corps archaïque, quand le corps n’est pas encore compris visuellement, reconnu dans le miroir, mais vécu seulement dans la sensorialité, la motricité et, bien sûr, le rapport à l’autre. Deux exemples pour montrer la diversité des approches possibles…

Mais revenons au dessin. Au premier regard, il ne semble rien cacher, avec ses lignes marquées et ses couleurs vives, exécutées d’un geste immédiat et irréfléchi. Il se montre, se donne, s’échange, s’affiche. Présence généreuse et joyeuse. Pourtant, il n’est pas aussi transparent qu’il paraît. Résistant aux tentatives de déchiffrement exhaustives ou univoques, il développe un labyrinthe de signes autour d’un mystère irréductible. Car ce qu’il nous montre, nous le connaissons, mais nous l’avons oublié : c’est l’origine de nous-mêmes, comment se sont noués corps et âme, soi et l’autre, oral et écrit, agir et faire. De cette origine, il ne dit pas tout, bien sûr. Il n’en est que l’indice, la trace, incommensurable aux processus eux-mêmes, comme un pas sur le sable ou la neige l’est au corps qui l’a laissé. Le dessin ne délivre donc pas le fin mot de notre histoire. Mais il dit quelque chose de cette histoire.

Nous avons pensé et senti le monde d’une manière dont nous ne sommes plus capables. Impossible, une fois grand, de faire un dessin d’enfant. On ne pourra que le contrefaire, en empruntant des motifs et imitant des procédés, sans plus avoir accès à l’être-au-monde qui les a produits. « Le Temps de l’enfant, ce Temps si spécial, Temps physiologique créé par une autre combustion, par un autre rythme sanguin et respiratoire, par une autre vitesse de cicatrisation, nous est complètement perdu (l’homme a une détestable mémoire du cénesthésique). Il sort de l’enfant comme d’une maladie et n’a pas de mémoire de la maladie ; il en a perdu le pouls. », remarque Henri Michaux dans Passages. Mais le dessin permet d’avoir une idée, de percevoir l’écho de cet état révolu. L’entrée dans le graphique marque une étape à la fois inévitable et irréversible, un moment de gestation où s’origine la créativité, se forme la psyché et prend source l’art. Assumant les fonctions du jeu, de la projection et du symbole, le dessin est un laboratoire où l’enfant fait émerger son identité, avec plus ou moins de difficultés. Il est le premier geste vers l’écriture, et d’ailleurs à cet âge, comme aux âges les plus reculés de l’humanité, écriture et dessin ne se distinguent pas.

Si le sujet vous intéresse, voici quelques références : Le Dessin enfantin de Georges Luquet, Jeu et réalité de Donald Winnicott, L’Image inconsciente du corps de Françoise Dolto, L’Invention du dessin d’enfant en France, à l’aube des avant-gardes d’Emmanuel Pernoud et Le Dessin d’enfant : langage, jeu, thérapie de Philippe Greig.

Un des dessins de mon enfance : le petit chaperon rouge

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Commentaires

2 réponses à « Le dessin d’enfant »

  1. Avatar de Aldor

    Je nai pas tout compris, Joséphine, lais bien l’impossibilité de revenir à et de ressentir ce que l’enfant ressent.

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Mais non, c’est que j’ai dû mal m’expliquer et être trop théorique. Pour des questions de droit d’auteur, il m’est impossible d’illustrer cet article avec les dessins d’enfant que j’ai trouvés au cours de mes lectures. Mais je viens d’ajouter un de mes dessins d’enfant, pour donner plus de chair aux mots 😉

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