Et s’il existait deux manières de raconter une histoire, par planification ou par exploration, comme on élève une cathédrale ou comme pousse la forêt. Dans un cas, on établit des fiches exhaustives des personnages, des cartes panoptiques des lieux, on prévoit l’enchaînement des évènements et prédit leur dénouement. Dans l’autre, on plonge dans l’inconscient, on n’a rien à chercher, tout y est, la difficulté consiste seulement à en trouver l’entrée. On invente à mesure qu’on raconte. La parole crée l’histoire. Le langage est la terre de tous les lieux, la matrice de tous les personnages. L’organisation des forêts ne présente pas plus de faiblesses que celle des cathédrales, elle tient par d’autres liens, moins idéels, plus organiques. Art qui préfère suivre les lois de la nature – ici de la nature intérieure, de l’âme sauvage – que celles de la technique.
Si les narrations en cathédrale me transportent par le rythme de leurs péripéties, satisfont mon goût pour l’économie et l’efficacité et comblent toutes mes aspirations à la clarté et à l’harmonie, les narrations en forêt m’immergent dans un univers bruissant de sens multiples et m’impressionnent durablement, elles me font perdre mes repères et réveillent en moi une intelligence plus sensorielle et intuitive, qui dépasse la simple capacité de raisonner.
À l’époque des ateliers, des masters, des manuels d’écriture, sous l’influence des méthodes du scénario, la planification est davantage mise en avant quand il s’agit d’enseigner la narration. Cependant, elle risque de ruiner un imaginaire qui s’épanouit en forêt et non en cathédrale, de stériliser son vigoureux foisonnement dans la monoculture du prédictible et du vraisemblable. D’ailleurs, il est possible de concilier les deux pratiques. Les bâtisseurs de cathédrale ne se sont-ils pas inspirés des forêts ? Pour défendre cette voie plus intime, presque indicible et, pour cette raison, plus difficilement transmissible de l’exploration, j’emprunte les mots d’Ursula K. Le Guin.
« La technique la plus différente de la mienne, la plus éloignée, est précisément celle qui consiste à établir des plans préliminaires, des listes et des descriptions – à tout noter dans un carnet, à décrire les personnages avant même d’avoir commencé à écrire le récit : combien pèse William, où il a été à l’école, comment préfère-t-il se coiffer, quels sont ses traits dominants, etc. […]
Si William est un personnage qui vaut la peine qu’on s’y intéresse, alors il existe. Il existe dans ma tête, certes, mais de plein droit, et il possède sa propre vitalité. Je n’ai qu’à bien le regarder, je n’ai nul besoin de le planifier, de la composer à partir de pièces recueillies à gauche et à droite, d’en faire l’inventaire. Je le trouve. […]
Cette technique anti-idéologique et pragmatique s’applique aussi bien aux lieux qu’aux personnes. Je n’ai pas cherché à inventer Terremer. […] Je ne suis pas ingénieure, je suis exploratrice, et j’ai découvert Terremer.
Les plans, quand on en fait, et quand ils sont bien faits, essayent de tout déterminer d’avance ; on ne découvre jamais que petit à petit. Planifier, c’est nier le temps ; la découverte est un processus temporel – cela peut prendre plusieurs années. On n’a toujours pas fini d’explorer l’Antarctique. »
Extrait tiré de Le Langage de la nuit, essais sur la science-fiction et la fantasy
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