À la croisée de la philosophie, de l’art et de la psychanalyse, sans s’inscrire dans l’une ou l’autre discipline, Le Livre rouge de Carl Gustav Jung témoigne de l’initiation qu’est l’existence elle-même, dont les épreuves et les émerveillements ont la capacité de nous révéler à nous-mêmes. Il offre un document inestimable sur ce parcours intérieur. Nous y retrouverons l’expérience à l’état brut, non théorisée, dans son matériau poétique de symboles et d’images. L’ouvrage est, dans sa matérialité même, une expérience de lecture unique. Enluminé et calligraphié sur des pages en parchemin reliées de cuir rouge, il imite les livres sacrés et luxueux du Moyen-Âge. Son style prophétique l’inscrit à la suite d’une longue tradition d’annonce des temps nouveaux, mais respire également l’air de son temps, amateur voire avide d’un renouvellement de l’homme, plus ou moins dangereux. Le titre original Liber Novus le place en héritier du Nouveau Testament, tandis que les dialogues avec divers personnages mythiques fait écho à Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. De toute évidence, la recherche existentielle se fait ici spirituelle. À la question du sacré et de sa fonction dans la psyché, Jung ne répond pas comme Freud. Il n’y voit pas une illusion, ou du moins y voit-il une illusion si nécessaire qu’elle doit se fonder sur quelque réalité, si ce n’est que la réalité du besoin de croire, de la soif spirituelle.
Pour apaiser cette soif, le sujet du Livre rouge cherche une source. Il ne la trouve pas sur le chemin du retour aux anciens dieux, ni sur la tombe du Dieu mort, mais en lui-même, dans son âme, qui n’est pas toute lumière. Terrible autant que bénéfique, chaotique comme ordonnatrice, l’âme ou le Soi est l’inaltérable vérité intérieure du sujet, antérieure à toute relation d’objet, tandis que le moi se constitue dans la relation à l’autre et l’expérience du monde. Dans son parcours, Jung élabore un équilibre entre le moi et le Soi qui ne devraient vivre ni dans la fusion ni dans la méconnaissance l’un de l’autre. Ainsi, malgré sa pâte chrétienne – on y croise Élie, Salomé, le serpent et l’arbre de la connaissance, Jung est bien fils de pasteur – Le Livre rouge n’invite nullement à un retour au christianisme : il ne faut pas, selon ses mots, redevenir chrétien, mais être le Christ, c’est-à-dire suivre sa voie jusqu’au bout, ne pas s’en écarter, pour incarner sa vérité singulière : « Mais si je dois véritablement comprendre le Christ, il me faut reconnaître que le Christ n’a vraiment vécu que la vie qui lui était absolument propre et qu’il n’a suivi personne. Il n’a imité aucun modèle. Par conséquent, si je suis véritablement la voie du Christ, je ne suis personne, je n’imite personne, mais je suis mon propre chemin, et d’ailleurs je ne me dirai plus chrétien. »
Ce livre, souvent présenté comme un guide spirituel, ne dispense qu’une sagesse : celle de n’en emprunter aucune et d’inventer la sienne. Au lieu de désigner un chemin, il invite au cheminement. Le problème qu’il tente de résoudre se trouve au fondement de la métaphysique comme de la psychanalyse : celui de l’incarnation, de l’âme qui est corps. Si l’union de l’une et de l’autre se donne comme une certitude existentielle, elle constitue un hiatus pour la raison qui ne peut la penser qu’en la déliant. C’est donc par une faille dans le système de la pensée, une faillite de sa discursivité qu’elle peut être approchée, dans une parole de déraison que Jung qualifie de symbolique.
Son parcours initiatique emprunte à l’ascèse mystique comme au roman de formation. Le narrateur se confronte à différentes figures (Élie, Salomé, Izdubar, Philémon et Baucis, l’anachorète, la jeune fille recluse par son père, la cuisinière et le bibliothécaire, etc.) dans différents paysages (château, désert, chemin, montagne, chambre) et se forme et transforme en dialoguant avec chacune d’entre elles, les rencontrant parfois à plusieurs reprises, après avoir changé et elles aussi. Son parcours se découpe en trois temps : Liber primus, Liber secundus et Épreuves, suivis d’un épilogue. Le Liber primus comprend 11 chapitres, le Liber secundus 21 et les Épreuves 15 parties. L’ampleur de l’ouvrage (plus de 600 pages) ne me permet pas de le traiter dans son ensemble. Par ailleurs, il ne vaut mieux pas dénouer l’enchevêtrement des scènes et des dialogues, conçu précisément pour résister à toute réduction conceptuelle. Arrêtons-nous sur le chapitre IV du Liber primus, composés de deux parties : Le désert et Expériences dans le désert.
Le livre s’ouvre sur la dispute entre « l’esprit de ce temps » et de « l’esprit des profondeurs ». Contre sa conscience rationnelle et scientifique qui exprime « l’esprit de ce temps », Jung se sent forcé à parler de ses sentiments et de ses pressentiments dans une langue imagée, contraint par une nature profonde en lui, irrationnelle et sacrée, qu’il nomme « l’esprit des profondeurs ». Ainsi l’intuition fait irruption dans la déduction, la déraison met en déroute la raison, la magie trouble la science. Non que magie, déraison et intuition seraient plus vraies et valables que la déduction, la science et la raison, mais le privilège exclusif que leur a accordé Jung s’est révélé néfaste : il a ainsi laissé dépérir une part essentielle de sa réalité intérieure et donc de la réalité tout court. Le savant, tourné vers la réalité extérieure, qui est allé jusqu’à traiter la réalité intérieure comme une réalité extérieure, a oublié ce que la psyché avait d’irréductible à la science : il a égaré son âme. C’est elle qu’il retrouve et qui l’amène sans ménagement dans le désert, pour une première expérience formatrice : « Mon âme me conduit dans le désert, dans le désert de mon propre Soi. (…) Pourquoi mon Soi est-il un désert ? Ai-je trop vécu en dehors de moi, dans les humains et dans les choses ? Pourquoi ai-je évité mon Soi ? N’étais-je pas cher à moi-même ? J’ai évité le lieu où résidait mon âme. J’étais mes pensées, n’étant plus les choses ni les autres humains. Mais face à mes pensées, je n’étais pas mon Soi. Je dois aussi m’élever au-dessus de mes pensées vers mon propre Soi. C’est vers ce but que mon voyage me mène. »
Le voici seul, désorienté, ennuyé, tourmenté par le vide qui se fait autour de lui, vide équivalant à la méditation du yogi et de l’anachorète. Il se détache ainsi progressivement de ce qui le retient au monde : choses, humains, pensées mêmes, pour accéder au noyau de sa psyché, antérieur à lui-même, refluant des objets désirés au désir, puis à la source du désir, son âme. Cette ascèse hérite des pratiques de l’hindouisme et du christianisme : le sujet se dépouille du moi par une série de procédés aussi corporels que spirituels – spirituels précisément en ce qu’ils sont corporels – afin d’atteindre le Soi (atman ou Dieu). La méditation ne ressemble nullement à la réflexion. Il ne sert à rien de penser dans le désert, encore moins de faire. Il faut attendre et concentrer son attention. « Mon âme, que fais-je ici ? Mon âme me parle et dit : “Attends”. J’entends ce mot cruel. Le tourment fait partie du désert. » En vérité, le désert fleurira par la simple présence du méditant. Sa vie l’irriguera. Mais il doit subir le supplice de s’y tenir, d’y rester sans occupation – « divertissement », dirait Pascal. Quant au sésame qui ouvre les portes du désert, il réside en chacun : « Si tu dis que l’endroit où réside l’âme n’existe pas, alors il n’existe pas. Mais si tu dis qu’il existe, alors il existe. »
Après « un rude combat », la traversée d’un « buisson de doutes, de désarroi et de sarcasmes », le « je » s’est approché de son âme et en profite pour se plaindre. Elle le reprend rudement. Il se plaint de ses mains vides et réclame : « Quand tu viens voir un ami, viens-tu pour prendre ? » répond-elle. Il se plaint de sa lassitude et de son désespoir, de l’aridité et de la stérilité du désert : « Tu me parles comme si tu étais un enfant qui se plaint à sa mère. Je ne suis pas ta mère. » Il lui demande son ombre pour se reposer : « Tu es avide de plaisirs. Où est ta patience ? Ton heure n’est pas encore venue. As-tu oublié pourquoi tu es parti dans le désert ? » Et ses lamentations se poursuivent, tout comme les reproches de l’âme qui finit par lui dire : « Ne sais-tu pas que le chemin de la vérité n’est ouvert qu’à ceux qui ne nourrissent aucun dessein ? » Il le sait, mais en pensée, sans en tenir compte dans sa vie. « Comment alors, dis-moi, crois-tu que tes pensées puissent t’aider ? » Il s’excuse en disant qu’il est homme et que l’homme est faible : « Est-ce là ce que tu penses du fait d’être homme ? »
L’âme le pousse dans ses retranchements, avec une exigence inexorable, une dureté salutaire, jusqu’à ce qu’une première sagesse fleurisse en lui : « Comme nous nous montrons peu habiles quand il s’agit de vivre ! Nous devrions pousser comme un arbre qui ne connaît pas non plus sa loi. Mais nous nous ligotons avec des intentions, sans tenir compte que toute intention restreint, voire même exclut la vie. Nous croyons pouvoir, grâce à une intention, éclairer l’obscurité et, ce faisant, nous passons à côté de la lumière. »
Mais « l’esprit du temps » – sa conscience rationnelle et scientifique – le retient encore sur le chemin. Il souffre de ses sarcasmes, se sent ridicule à ses yeux. L’âme lui reproche sa vanité : « Ne sais-tu pas encore que tu n’écris pas un livre pour nourrir ta vanité, mais que tu t’entretiens avec moi ? Comment peux-tu souffrir du rire sarcastique quand tu parles avec moi en utilisant les mots que je te donne ? Sais-tu bien qui je suis ? M’as-tu cernée, délimitée, as-tu fait de moi une formule morte ? As-tu mesuré la profondeur de mon abîme et exploré tous les chemins sur lesquels je te conduirai encore ? Un rire sarcastique ne peut pas t’inquiéter si tu n’es pas vaniteux jusqu’à la moelle. »
L’esprit du temps se croit très intelligent, ingénieux, astucieux. Il l’est. La sagesse, elle, est naïve, simple et sans intention. C’est en cela qu’elle blesse l’intelligence. Sa naïveté rappelle ses faiblesses et son insuffisance à l’intelligence qui croyait pouvoir tout comprendre et expliquer : l’être intelligent « est touché par la sagesse naïve. S’il n’était pas touchée, il n’aurait pas besoin de cette arme » qu’est la moquerie. Dans le désert, le sujet se découvre éminemment vulnérable et prend conscience de son « effrayante naïveté ». Il se moque alors de sa naïveté pour s’en protéger, mais qui l’entend dans le désert ? Son rire s’étrangle.
Jung établit ainsi un équilibre entre les contraires : l’esprit du temps et l’esprit des profondeurs, l’intelligence et la sagesse, le moi et le Soi, le monde et l’âme doivent avoir une part égale dans la vie. Ceux qui ne cultivent que l’intelligence laisseront à l’abandon leur sagesse qui s’ensauvagera et deviendra dangereuse pour eux comme pour les autres. Il ne s’agit pas de faire l’inverse et de se nourrir de sagesse en négligeant l’intelligence – autrement dit, de ne cultiver que l’âme sans se tourner vers le monde. Il faut consacrer, sacrifier à l’une et l’autre exigence.
Le rire flétrissant de l’intelligence est la dernière épreuve dans le désert, la dernière résistance du moi. Quand il se perd dans le lointain, l’âme peut enfin parler librement. Ses paroles « oscillent entre non-sens et sur-sens », comme les paroles « les plus anciennes et les plus vraies ». « Et bientôt je pus voir que le désert verdissait ».
L’initiation que décrit Jung, et qui est la vie même, élabore une connaissance à partir de l’inconnaissable. Cette connaissance ne se transforme pas en enseignement. Elle réfute même tout système, tout dogmatisme, toute certitude définitive en faisant de l’énigme et de la contradiction le moteur de sa réflexion. Celle-ci nous éclaire, entre autres, par l’équilibre qu’elle cherche à maintenir entre la science et l’âme dans la science de l’âme qu’est la psychanalyse – ou psychologie. Elle réconcilie l’esprit moderne, père de la science, des techniques et du progrès, avec l’esprit prémoderne, riche de sens, de sacré, proche de l’univers entier et d’une nature animée.
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