L’Observatoire de l’Espace, antenne culturelle du Centre National d’Études Spatiales, recrée Anecdopolis, une cité inventée par Jacques Paveur en 1968, bâtie par les anecdotes des uns et des autres concernant l’Espace, afin d’offrir un autre récit de la conquête spatiale que celui de l’histoire officielle et constituer tous ensemble, dans un souci de transparence, notre mémoire collective.
Voici ma contribution, qui a été refusée, comme je m’y attendais. Les cités sont toujours autoritaires, aussi révolutionnaires se déclarent-elles, toujours normées, aussi marginales se veulent-elles. Il faut dire que je détourne la consigne : ce qui m’intéresse est moins l’anecdote que la manière dont l’Espace se manifeste à nous dans notre vie quotidienne, pénètre à notre insu nos pensées et nos perceptions, rythme nos faits et gestes et en forme le fond, absent d’être partout présent. Moins une histoire des anecdotes, donc, qu’une histoire des sensibilités. J’espère que vous me raconterez à votre tour comment l’univers se mêle ou s’est mêlé à votre vie. Rien de plus étranger à elle, en apparence, que ces contrées glacées et silencieuses d’outre-ciel, qui sont pourtant sa condition de possibilité.
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L’Espace m’est tout sauf anecdotique. Il appartient à un temps considérable au point d’être inconcevable, hors des mesures de l’histoire humaine et de sa capacité mémorielle. Ses évènements, qui s’accomplissent avec une majesté silencieuse d’énigme, n’ont rien du brouhaha médiatique du fait divers et de la rumeur de commérage de l’anecdotique. Certes, nous les y portons, avec nos navettes et nos fusées, mais ils ne parlent pas de l’Espace, seulement de nous dans l’Espace, de notre vie brève éprise de brièveté, passagère, primesautière, impatiente de devenir récit et se poursuivre ainsi.
L’Espace vient à moi de tout autre manière, avec la lenteur d’une gestation, par la contemplation et la réflexion, entre l’illumination d’une épiphanie et l’éclipse d’une rêverie. Si je dois raconter des anecdotes, c’est-à-dire ces moments où la vie, très vite, se noue et se dénoue, ponctuant sa continuité d’une rupture rapidement résolue, donnant ainsi au quotidien sa forme et son rythme, ce seront des révélations : le bouleversement d’une vision, la révolution d’une pensée.
Quand, quittant la ville, je retrouve la nuit, dont les hommes se protègent en s’agglutinant sous des arbres de lumière, et je sens l’Espace jusqu’au vertige : ce qui m’est le plus lointain et le plus proche, mon irréductible horizon à la courbe inconnaissable.
Quand, au télescope, j’observe la lune, découvrant ce qu’aucune reproduction ne saurait rendre : la coprésence aussi indubitable que distante de mon corps et de l’astre, la continuité murmurée de ma chair à sa lumière. Voilà que le savoir, jusque-là modelé dans la même matière que le mythe, c’est-à-dire dans les mots et les images, se vérifie ; et je franchis la frontière entre la fiction et le réel d’un pas qui me fait le même effet que le premier pas sur la lune, entre un surplus de légèreté et une invraisemblable pesanteur où je perds l’équilibre.
Quand, un été, l’étoile fila dans le ciel et le lézard sur ma main, d’un même geste, d’une même caresse, par une mystérieuse coïncidence dont la nuit vibra, et il n’y avait d’autre souhait à formuler que d’être là.
Quand, petite, assistant à une éclipse, assise sur une meule de foin aux côtés de mon frère, il m’apprend que ce phénomène nous rendra aveugles, mais dix ans après l’avoir vu. Je le crois et je regarde tout, pendant des années, comme pour la dernière fois, dans la lumière magnifiée d’un long crépuscule, qu’inaugura ce jour-là le silence soudain de la nature enténébrée où, comme dans une coquille vide, résonnait le ressac de l’océan lointain.
Quand, lisant, j’apprends les pliures et les courbures de l’univers, que rien n’est comme il paraît, qu’une dizaine d’étoiles peuvent être les reflets d’une seule, et je me sens poisson évoluant reptile : des écailles tombent de mes yeux timides.
Quand, à une exposition, je sens l’odeur brûlée des météores et effleure un fragment de lune, frissonnant au contact de ces fragments d’ailleurs, secrètement satisfaite : la vie valait d’être vécue, au moins jusque-là, au moins pour ça.
Quand, pensant à la lune, je me rends compte que, là-haut, le ciel est noir en plein jour, et cette image me réjouit d’être inimaginable.
Quand je songe au silence de ce ciel au-delà du ciel, puisque, sans air, il ne porte pas les vibrations qui frapperaient mon oreille, et ce silence même devient un chant, le seul qui ne me désaccorderait pas.
Quand nous parviennent les ondes gravitationnelles et que nous les transcrivons en son – un son qui m’apaise comme ceux, sous-marins, des baleines et des dauphins, s’adressant au plus inconscient de ma conscience en une berceuse d’avant le temps.
Quand, le soleil à peine couché, un rayonnement émane de la terre encore chaude, et je me rappelle, levant les yeux, que ce ciel de nuit, qui peu à peu se révèle, recèle encore l’illumination première de l’univers, qu’il est notre mémoire, peut-être notre avenir, la carte en grande partie indéchiffrable d’une mer aussi intérieure qu’extérieure.
Quand un article m’informe des mésaventures des astronautes revenus après une année en orbite, déjà habitués, presque adaptés à l’apesanteur, qui doivent réapprendre à marcher, sentir et se mouvoir, et je me surprends à aimer farouchement notre Terre, son eau, son air, sa vie, son vert, ses saveurs, ses clameurs, l’aimer comme une terre natale qui ne manquera pas de devenir un paradis perdu.
Quand, m’intéressant à d’autres planètes, je découvre des alternances inouïes de jour et de nuit, une tout autre temporalité, ce qui signifie que tout ce qui fait mes perceptions et ma pensée n’est plus qu’une réalité parmi tant d’autres ; et peut-être que quelque part, loin, très loin, l’alternance même de la vie et de la mort n’obéit pas aux mêmes lois…
Quand, enfant, j’aime passionnément le noir, où j’imagine l’infini de l’univers au point de perdre toute limite propre. Bien plus tard, je refuse de me résoudre à sa finitude et un chercheur m’explique avec une parole qui m’est si étrangère qu’elle en devient oraculaire : « Nous ne sommes pas au centre de l’univers, mais nous ne sommes pas non plus proches de son bord. Imagine l’univers comme un ballon. Tu pourrais dire : je me tiens à sa surface, je baisse les yeux et je vois l’univers, je les lève et je vois le rien. Mais, en vérité, tu ne peux pas te tenir là, sur la surface du ballon-univers, tu ne peux pas y aller. »
L’histoire mineure et anonyme de l’Espace, contrepoint aux grandes découvertes et aux hauts faits de l’officielle, serait, pour moi, celle-là : celle de la foule aveugle dont je fais partie qui, sans science ni expérience, ne cesse d’apprendre à voir, recueillant précieusement le sel céleste qui relève la saveur de ses rêves et réveille dans ses os la brûlure de l’origine.
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