
Chez mes parents, sur une étagère de mon ancienne chambre, j’ai trouvé plus précieux qu’une carte aux trésors : un atlas des îles abandonnées. C’est un livre bleuté à la tranche orangée qui renferme les îles les plus isolées et presque désertes de notre planète, classées par océan : l’indien, le pacifique, l’atlantique, l’arctique et l’antarctique. Sur la page de gauche, l’île est présentée par ses noms successifs, sa superficie, son nombre d’habitants, son éloignement des terres les plus proches et une frise chronologique qui résume son histoire tenant souvent du paradis comme de l’enfer ; puis elle est décrite en un paragraphe par une de ses légendes, pratiques, catastrophes ou créatures. Le style restitue au savoir sa suggestivité, suivant les traces de Jules Verne. Seuls quelques traits sont rapportés et ils en sont plus évocateurs, comme une fiole contenant, concentrées dans son étroitesse, la terre et la lumière du lieu. Sur la page de droite, l’île se trouve cartographiée en grisaille et en détail, entre pointillés et délinéations, alliant la minutie sensorielle de la géologie XIXe à l’efficacité épurée du graphisme moderne. Ainsi encadrée, elle semble seule au monde, un nouveau continent. Le rêve s’amorce, forçant à la dérive. On s’attarde d’une île à l’autre et reste prisonnier de leurs blancs. L’imagination revient à son enfance, lorsqu’elle débordait de se grossir d’impuissance et d’impossible. L’autrice, Judith Schalansky, a grandi en ex-RDA, sans pouvoir sortir de son pays ni espoir d’en sortir un jour. Du doigt, elle parcourait les atlas et les mappemondes. Ce livre ouvre cet espace-là, incomparable, incommensurable, celui du désir de lointain, d’aventure et de poursuite.
« Océan pacifique
Banaba (Kiribati)
Anglais : Ocean Island – Île Océan
6,5 km2
301 habitants
L’outil essentiel des Banabans est fabriqué en bois d’amandier sauvage et dans de la carapace de tortue taillée en pointe. Il sert à graver l’encre dans la peau, l’encre étant une pâte foncée faite de cendre de coco mêlée de sel et d’eau fraîche. Le style des ornements est prescrit avec la plus grande rigueur. Il s’agit de lignes simples, doubles, droites et courbes, d’où partent des plumes. La tête, les jambes et quasiment tout le corps sont tatoués, en guise de préparation à l’au-delà. // L’âme du mort migre vers l’ouest, où Nei Karamakuna, la femme à tête d’oiseau, lui barre la route en réclamant sa nourriture préférée, les motifs tatoués dans la peau. De son bec puissant, elle extrait l’encre des membres et du visage. En remerciement, elle fait don au mort d’yeux semblables à ceux des esprits, qui lui permettent de s’orienter sans peine au royaume des ombres. Mais aux non tatoués, elle arrache les yeux à coups de bec, les condamnant à errer éternellement aveugles. // Les Banabans n’enterrent pas leurs morts. Ils laissent les cadavres exposés devant leur hutte jusqu’à ce que la chair se décompose. Alors seulement, ils lavent les ossements dans la mer. Le crâne est conservé séparément. Les ossements du corps sont enfouis sous la maison et le crâne sous la pierre des terrasses, où les jeunes gens jouent avec les frégates. Tout en dansant, les jeunes visent d’un jet de pierre les oiseaux apprivoisés jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus faire un pas, les ailes écrasées au sol. // Et pourtant, ce sont les oiseaux qui créèrent ce pays. Ils nichaient sur de rondes éminences émergées où ils déposaient leurs excréments, qui sombraient dans l’eau, pour ensuite se pétrifier dans le récif sous forme de calcaire d’acide phosphorique. Et c’est cette couche de plusieurs mètres qui s’éleva lentement au-dessus du niveau de la mer, édifiant cette île de pur phosphate. »
Traduit de l’allemand par Élisabeth Landes

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