Je découvre Maylis de Kerangal par son livre le plus célèbre : Réparer les vivants. C’est le plaisir de lire un contemporain qui se confronte aux enjeux et aux usages, aux pratiques et aux techniques de notre temps et les décrypte par une recherche approfondie du comment et du pourquoi, en s’aidant de diverses disciplines : histoire, médecine, mécanique, etc. Son investigation s’apparente à un réalisme à la Zola, mais enrichi de l’anthropologie et de la phénoménologie qui ont suivi : l’histoire avance de geste en geste comme de pensée en pensée, empruntant des détours pour aller de l’effet à la cause, de la cause à l’effet, expliquant, explicitant, sans manquer un détail, laisser le moindre trou. Le réel se manifeste dans la richesse de sa surface, de son apparition, de son être là, complet et complexe. La phrase surfe sur les vagues qui traversent le récit : écriture du flot, du flux, du continu, ouvrage entier, sans ombre portée, aussi crûment éclairé et exposé que le corps de Simon sur la table d’opération, littérature horizontale qui miroite, chatoie, s’infiltre et s’aventure dans les plus lointains replis, portée par un souffle qui pourrait enfler à l’infini, aussi longtemps qu’il y a de la vie, à l’opposé de la littérature verticale, à la minceur d’entaille, à la gravité de gravure, qui ménage une part égale au silence et à la parole, au plein et au vide, projetant des ombres denses et nettes sous un soleil grésillant, économisant son souffle car elle doit gravir, consumée par l’espoir d’un dévoilement et ne se satisfaisant d’aucun. Erri de Luca en est un exemple.
Un passage mentionnant le détail du corps féminin que je préfère : cette ligne au centre du buste comme le trait de crayon sur la sculpture qu’on aurait oublié d’effacer.
« Elle boit un verre d’eau, ses épaules nacrées immenses prolongent un flottant tissu bleu satiné, une fine pellicule de sueur perle au-dessus de sa bouche, elle est belle comme le jour quand ses maxillaires pulsent sous la peau de sa mâchoire – la colère –, et n’a pas un regard pour lui quand elle croise et décroise du bas vers le haut ses longs bras d’une beauté antique afin d’ôter son débardeur, désormais inutile, dénudant un buste splendide que composent différents cercles – seins, aréoles, mamelons, tétons, ventre, nombril, doubles amorces des globes fessiers –, que modèlent différents triangles pointés vers le sol – l’isocèle du sternum, le convexe du pubis et le concave des reins –, que creusent différentes lignes – la médiane dorsale qui souligne la division du corps en deux moitiés identiques, sillon qui rappelle en la femme la nervure de la feuille et l’axe de symétrie du papillon –, le tout ponctué d’un petit losange à l’endroit de la crête sternale – le bréchet sombre –, soit une récollection de formes parfaites dont il admire l’équilibre des proportions et l’agencement idéal, son œil professionnel prisant plus que tout l’exploration anatomique du corps humain, et de celui-là en particulier, se délectant de son auscultation, décelant avec passion la moindre dysharmonie dans l’échafaudage, le plus petit défaut, le plus infime décalage, un virage de scoliose au-dessus des lombaires, ce grain de beauté sporulant, là, sous l’aisselle, ces durillons entre les orteils à l’endroit où le pied se comprime dans le pointu de l’escarpin, et ce léger strabisme dans les yeux, coquetterie dans l’œil accusée quand le sommeil lui manque, et dont elle tire cet air dissipé, cet air de fille échappée qu’il aime tant chez elle. »
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