Il est tard. Chaque seconde dure le temps d’un rêve. Ses yeux habitués distinguent toutes les nuances de la chambre enténébrée : ardoise, étain, cendre, perle, ciel, bitume, bronze, onyx, ébène, encre, cassis, jais, réglisse. Richesse de la grisaille qui confère aux couleurs leur profondeur. Tactilité de ces teintes éteintes : l’une poudreuse, l’autre feutrée, ou juteuse… Il ferme les yeux. Les boucles de sa femme répandent le printemps, poussant dans l’espace aveugle, qui en prend dimensions et volume, leurs branches torsadées, chargées de fleurs, protégeant allègrement du soleil noir une nappe de souvenirs où il pourrait dormir. Comme elle est belle quand elle n’est que chair et chaleur. De la cuisine lui parviennent l’égouttement de la vaisselle et le tic tac du compteur. La chambre voisine est molletonnée du silence de ses filles endormies, la rêveuse et l’espiègle, son loup et son renard. C’est facile pour les femmes, tout de même, malgré ce qu’elles en disent… Elles ne doivent pas porter la tête haute et les épaules larges, être fortes pour quatre et garantir l’avenir. Elles se rendent gentiment à la nuit, confiantes en la vie car confiantes en lui : il sera toujours là pour les sauver, se mettre entre elles et la rue, elles et l’inconnu, elles et le mal, elles et la mort. Mais lui, qui le sauvera s’il trébuche, s’il s’affaisse, s’il s’effondre ? Qui se mettra entre lui et sa peur ? Sa mère tremble tellement qu’elle bégaye et se brise les dents… Pour ce mois, ça ira. Il n’a pas de quoi remplacer ni les semelles trouées, ni les matelas crevés, mais assez pour le chocolat du goûter et la sortie au musée… A-t-il éteint le gaz ?… Pourquoi aurait-il oublié le gaz ?… Relancer la flamme entre lui et la belle endormie… Les plonger dans le sommeil éternel… Être sauvé, pour une fois, lui, sauvé… Non, non, il a éteint, il s’en souvient… Mais cette odeur… Elle vient de lui… De son pyjama ? Non, de sa peau… Il y a deux cent six os dans le corps humain. Pourtant, quand le nain s’assied sur sa poitrine, aucun ne craque. Le dos se crispe sous les poids. La poitrine, elle, se creuse… Si l’immeuble prenait feu, il ne se sauverait pas. Bien sûr, il sauverait sa femme et ses filles ; mais lui-même, il n’aurait pas la force… Les cordes pendent, comment choisir à laquelle se pendre, il faudrait la plus lâche, qu’elle soit la lâcheté même… Il frissonne, ramène la couverture jusqu’à ses oreilles et se tourne vers sa femme qu’il enlace, se réfugiant sous ses cheveux, dans le creux de sa nuque, à la source du printemps… Demain, il achètera du pain pour les montagnes. Elles ont été sages. Il aime leur nouvelle robe tachetée… La mort a un visage d’insomnie. Beaucoup de ses collègues ont ce visage-là. Sans doute font-ils des enfants pour s’interdire de mourir… Il avait pensé : est-ce que je les aimerai, est-ce que je saurai les aimer ?… Et puis, ça avait été tout autre chose : est-ce que je saurai les sauver de l’enfance, est-ce qu’alors je sauverai l’enfant que j’ai été ?… Qu’elles sourient, qu’elles sourient, qu’elles ne cessent de sourire… Et si ce n’était qu’une nouvelle version de l’angoisse ?… Quelle solitude de s’écouter…
Participation à l’atelier de François Bon Les dix-huit secondes d’Artaud : raconter dix-huit secondes d’un personnage
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