Pour qui écrit-on ? Non pas pourquoi mais pour qui. Pourquoi renvoie de fil en aiguille (pourquoi se lever, manger, marcher, etc.) à vivre ou mourir, être ou ne pas être. Pour qui est plus juste. Toute parole est adresse. Alors adresse à qui ?
L’écriture imagine son lecteur. Même l’écriture pour soi dans l’intimité de sa chambre et de son corps, protégée de cadenas, de codes et de clefs, cachée entre l’oreiller et sa taie, sous la planche du parquet, dans le coffre d’une maison destinée à brûler, entre les mains d’un ami promettant à notre chevet de mourant de la faire disparaître. Surtout celle-là : quel autre fantastique ne fantasme-t-elle pas ? Un élu qui passerait ces épreuves du feu, de la fidélité ou de la ruse, un chevalier qui tuerait nos démons.
Le lecteur qu’appelle un texte, on l’est ou le devient ou l’on manque la rencontre, ce qui n’est pas bien grave, on ne peut pas être le lecteur de tout le monde. Le texte chuchote, chantonne, proclame, rit, soupire, crie, babille, pleure, bavarde… Celui qui le rédige est soutenu par une écoute en laquelle il croit d’une foi inconsciente, et irrationnelle car il imagine une écoute absolue, comme elle n’a jamais été et ne sera jamais, et qui n’a même pas besoin de l’être, ce qui compte est d’avoir cette foi.
L’adresse dépend donc de l’écriture, mais aussi de son médium de transmission. Pas la même adresse si un texte est destiné à une œuvre collective (revue, recueil, web) où notre voix se mêle aux autres, ou à une œuvre solitaire, qui crée son univers unique et clos. Et sur le web, pas la même adresse sur facebook avec ce flux continu dans une lumière crue où tout le monde passe et se bouscule, un espace politique donc, et dans le cercle ombragé du blog qu’il faut aller chercher et prendre le temps d’explorer.
Le nombre compte pour beaucoup. Comme une note. Alors que… le nombre de lecteurs ne dit rien. Quel sens a la fortune ? L’aiguille de la vérité y vacille sur la roue du hasard. De bons livres se vendent à des milliers d’exemplaires et des mauvais aussi, à l’inverse des bons comme des mauvais livres ne se vendent pas. Je ne fais pas confiance au suffrage de la majorité, surtout en matière de goût littéraire. Surgit alors un autre travers : vouloir, offensé de n’être lu que par quelques uns, s’adresser à une élite, des happy few. Sortir des phrases à la Wilde : « Je vis dans la terreur de ne pas être incompris », « Il faut rester médiocre pour être populaire » – qui paradoxalement deviennent les plus populaires, partagées, likées… car être original est, ma foi, la plus commune des conditions. Non, de ça non plus, je ne voudrais pas. Constituons plutôt une élite de la marge, du dévié, du sous-sol et de la cime, une élite non élitiste, juste trois pelés et un tondu – expression qui, soit dit en passant, désigne un petit nombre de misérables atteints d’une affection du cuir chevelu, la pelade ou la teigne.
Je ne sais pas qui est mon lecteur. Je ne sais pas ce qu’il attend de moi, ni ce que j’attends de lui. Dilemme peut-être de toute relation humaine, mais ici mise à nue, en l’absence de tout autre cadre que cette attente réciproque. Remarque : je suis aussi étonnée lorsqu’il me comprend que lorsqu’il ne me comprend pas, comme si je pensais écrire dans une langue à la fois limpide et trouble, uniquement pour moi et uniquement pour lui.
Je rêve mon écriture comme une voix dans une bouteille, un génie dans une lampe. Elle ne réaliserait aucun souhait, mais n’en serait pas moins magique.
Et vous, quel lecteur imaginez-vous ?
Une réponse de Frog, à lire en détail sur son blog, qui illumine ma journée venteuse : « J’écris par amour. J’écris pour la joie foudroyante de toucher juste, parfois – pour la jouissance terrible de la coïncidence. »
Votre commentaire