La maternité m’a enracinée. L’engendrement m’a donné une origine. La tristesse, l’infinie tristesse, pas l’étreinte temporaire pour la perte, le manque, l’échec, mais la peine sans rémission d’être dans le monde sans y être, d’y flotter sans attaches tout en se fracassant au moindre contact, cette fragilité des êtres aux racines rares, fines, éparses, ce qu’on appelle avec pudeur et justesse le vague à l’âme, désignant ainsi le fait d’être submergé par ses larmes retenues et de ne pouvoir dissiper le brouillard qu’elles entretiennent entre soi et le monde, cette tristesse-là a disparu.
Je suis née par une naissance, je me suis enracinée en devenant racine. Les arbres généalogiques, je les imagine maintenant avec des enfants à la base, solides, vitaux, et les anciens à la cime, frêles, caduques.
Dans la vie, je suis à présent entièrement prise, engagée, exposée, sans le moindre reste. Il n’y a pas de possibilité, mais pas non plus de désir de m’y soustraire. Je sais que certaines femmes vivent au contraire l’engendrement comme un arrachement – d’elles-mêmes, de leur propre enfance ou adolescence prolongée, de leur vie d’avant – et connaissent alors la tristesse dont je parlais précédemment. Même si mon langage peut être général, je ne parle que de mon expérience. Mais, comme toute expérience, elle aura une vérité qui n’est pas que personnelle, puisque personne n’est une exception à l’humanité.
M’enracinant, mon fils m’a rendue plus réelle et moins superficielle. Ce n’est pas une question de sentiments négatifs ou positifs, d’être plus ou moins heureux. C’est ne plus se poser la question d’être ou ne pas être parce que l’être a dévoré le non-être jusqu’à la dernière miette. Et cette question qui avait l’air si profonde se révèle en fait superficielle. Elle vient de ne pas avoir une attache assez profonde avec le monde, une attache tendre et puissante comme une racine neuve brisant la surface dure et indifférente du sol à la seule force de son espérance.
Il m’a guérie de l’éternelle rêverie. Elle revient, mais il m’en guérit encore, jour après jour. Cette maladie de toujours penser à ce qui a été, ce qui aurait pu être, ce qui sera ou pourrait être. Aux autres possibles de la vie, aux autres histoires qui pourraient s’écrire avec la mienne. Ou ce goût pour l’égarement dans le monde des idées, des images ou des mots (trois domaines qui n’en font qu’un chez moi), pour y tracer des cartes, y construire des abris, ce qui n’est pas un mal sans doute si l’on n’y passe pas le plus clair de son temps libre. Ou cette tendance à me raconter des histoires, ou me reraconter celles que j’ai lues ou vues, à rerêver mes rêves ou les poursuivre les yeux ouverts.
Bref, ce film intérieur qui fascine l’esprit des romantiques dont je suis, comme s’ils ne pouvaient entièrement détourner leurs yeux de l’intériorité – et certainement, elle a son importance, notre époque ne croit même pas à son existence et c’est ce qui lui donne sa superficialité inégalée, même et surtout lorsqu’elle traite de psyché et de spiritualité. Mais ceux qui ont ce regard inversé perdent facilement de vue l’extérieur – le présent, le réel, la matérialité, comme le désigner ? L’écriture est le geste ambivalent qui consiste à se détourner du réel pour y mieux revenir. Un enfant, lui, nous projette dans le réel sans détour ni reste. L’intériorité disparaît, pulvérisée, devant son extériorité totale. La relation avec nous est pour lui le monde entier. Il s’y engage sans recul, comparaison, arrière-pensée, second degré. « E mo’ che facciamo ? », disent ses grands yeux, dissipant toute pensée qui n’est pas présence.
J’ai plus appris par la maternité que par tous les livres de philosophie et de psychologie. Je n’ai pas le temps – maternité oblige – d’exposer en détail ces leçons, qui n’en sont pas. Ce sont des épiphanies. Des lumières dans la vie de l’esprit, petites, mais insistantes : elles ne sont plus jamais éteintes et resteront des guides dans l’obscurité qui nous cerne, car l’inconnu sera toujours plus considérable que notre connaissance, la lumière plus ténue que l’ombre. Constellations que m’a confiées mon fils dans son poing minuscule.
Peut-être s’agit-il de banalités. Ce n’est pas leur originalité qui fait leur prix, mais leur vérité. Seul ce vécu m’a permis de distinguer le vrai du faux.
Il n’y a que l’amour qui fait tenir et tourner le monde. Dommage que le mot soit si sot. On l’a répété jusqu’à le rendre stupide, sans la gravité et les aspérités que lui donnent les autres mots qu’il contient : attention, compassion, compréhension, constance, don, espérance, responsabilité, tendresse, chagrin et allégresse, bien d’autres encore. On m’a fait croire que le sens de la vie résiderait dans une quelconque réalisation, dans une réussite. Certes, réussite et réalisation ne sont pas que des vanités. Mais elles n’ont aucun sens ni portée sans l’amour. D’ailleurs, on ne s’y attelle que par amour. Même la matérialité la plus indispensable – se nourrir, se vêtir, dormir, s’abriter – ne nous permet pas de survivre sans lui. En fait, nous sommes animés par l’immatérialité.
L’Homme est libre et rieur, nous enseignent les bébés. L’humour est la première manière d’entrer en relation. À trois-quatre mois on rit déjà pour des farces faites de répétitions et surprises, ou simplement pour la joie d’être ensemble et de s’échanger des sons et des gestes. Dans le sommeil, on rejoue ces moments et le rire nous secoue encore, comme un bercement.
Faire par soi-même est la première aspiration, même et surtout s’il y a de la difficulté, une difficulté à notre mesure. On cherche non pas la facilité, mais la résolution. Apprendre est un besoin fondamental. La curiosité, la seule stabilité dans ces identités en formation.
Autre manière de le dire : Nous sommes nés pour la joie et le surpassement de soi. Ce qui ne signifie pas que toute la vie se résume à ça, mais ces deux mouvements nous portent vers le haut, vers l’avant, ils sont les plus fondamentaux, fructueux et vivifiants. Grâce à eux, nous surmontons les épreuves et l’adversité. Par l’humour et l’ingéniosité. Le secret de notre légèreté dans ce monde de gravité. Ce que l’enfance nous laisse en héritage.
Le noyau de notre être, celui de ces premières années et déjà dans le ventre, est toute motion et émotion. Un noyau de mouvement perpétuel et impétueux. Une telle force épuise les adultes, qui cherchent à le circonscrire, le contenir, aussi pour le bien de l’enfant qui doit apprendre à canaliser et concentrer cette force, et pour le bien propre, pour ne pas se faire emporter par l’explosion. Mais cette fusion originelle est naturelle et bénéfique, elle ne devrait pas être pathologisée en hyperactivité, ni être réduite en cendres par des activités qui la contrecarrent, où l’on doit être sage, silencieux et assis. L’école viendra à son heure.
Notre cœur naît sans rancœur. Le cœur de l’enfant pardonne comme son cerveau bourgeonne, sa peau cicatrise, son énergie se régénère : avec une facilité confondante, sans laisser de traces. Ils nous aiment envers et contre tout. Ne nous en veulent jamais. Même les plus maltraités regardent leurs parents avec ces yeux si lumineux, pleins d’attente. Ce n’est que bien plus tard, quand l’enfance est passée, que la plaie s’ouvre. Comme si la psyché fonctionnait à retardement : la souffrance de l’enfance éclatant à l’adolescence, ou celle de l’adolescence à l’âge adulte. La force vitale nous porte trop loin, trop vite, elle n’a pas le temps de s’arrêter à la douleur, puis elle commence à fatiguer et ne peut plus oublier les coups.
Il ne faut pas abuser de la bonté des enfants, de cette capacité à renaître sans ressentiment, et en même temps il faudrait s’en inspirer. Certes, se souvenir, pour ne pas être naïf, ne pas se laisser encore et encore maltraiter et manipuler. Mais sans rancune. Cette absence de rancune vient d’être tourné vers l’avenir comme une plante dévorant la lumière, d’une volonté aveugle de pousser et de croître. Le passé ne peut pas faire obstacle, il n’a pas encore cette épaisseur.
La parole est d’abord un plaisir sensoriel, de la mâchoire à l’oreille en passant par les dents et la langue. On pourrait presque toucher les mots en portant les mains à sa bouche ou à celle des autres, la partager comme le pain qu’on broie entre ses doigts. À son début, elle est musicalité pure, harmonie de rythmes et de sons, puis elle commence à désigner, répondre et raconter. Balle d’or qu’on se lance entre adultes et que l’enfant, courant ravi de l’un à l’autre, attrape lorsqu’elle nous échappe.
Je terminerai un autre jour, un jour où j’aurai dormi plus de quatre heures de suite.
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