Parc de San Giovanni, Trieste, 2021
Personne ne l’aime, cette rose. Les visiteurs se détournent : ils la trouvent triste. Tache mauve parmi les parterres jaune, rouge, blanc, comprenant tous les dégradés de l’orange au rose. Voici une rose qui rêve d’être autre chose qu’une rose : lilas ou lavande. Elle a pourtant les qualités les plus estimées de son espèce : gracile, haut portée, les épines affutées, la feuille ciselée, la corolle croisant à la perfection la pointe et la courbe jusqu’à donner cette merveille qui donne le tournis : une éclosion perpétuelle, une fleur qui d’un même geste, sans cesse, s’offre et se retire, nous invitant à nous avancer dans le tourbillon de sa tendresse vers l’infiniment petit de son cœur inaccessible et peut-être inexistant, vertige final et fatal. Mais la Novalis déçoit : ses boutons, qui ont le rose vif du couchant, en s’ouvrant, prennent le violacé du crépuscule. On ne le lui pardonne pas. Elle veut faire son intéressante, disent les mauvaises langues.
Les jardiniers ne lui accordent pas plus de considération. Rose hybride, artificielle et stérile qui répond à notre désir insatiable de nouveauté et d’inconnu, celui-là même qui nous amène à épuiser et manipuler la nature. Elle résulte de notre démesure qui ne peut se contenter du réel et imagine, rêve, projette : et s’il existait une rose bleue ? Et si elle n’existait pas, on pourrait l’inventer ! Ainsi, on cherche la rose bleue comme on fissure l’atome, fouille les fibres du cœur, râcle le fond des mers, repousse les confins de l’univers. Il y a bien assez de fleurs bleues dans la nature, remarque le jardinier, plus pragmatique et plus modeste, laissons les roses être des roses, laissons les roses être roses. Vous n’arriverez jamais à lui retirer tout son sang, et rouge et bleu, ça fait violet, quoi qu’il arrive. Si vous en retirez trop, vous la rendrez malade, regardez déjà comme elle a l’air mal.
Moi, au contraire, je l’ai aimée tout de suite, cette rose ratée, royale, dépareillée, peut-être, justement, pour sa tristesse, une forme de douceur et de retrait. Moins assurée que ses sœurs, elle doute de son droit à exister. Moins belle, elle ne nous regarde pas la regarder. Non, elle rêve. D’être ailleurs, ou autrement, ou ici mais vraiment, et comment être vraiment ici, pleinement présente ? Les autres courent dans les champs, dansent au bal, aiment passionnément, elle reste à sa fenêtre, songeuse : n’y a-t-il pas autre chose ? demande-t-elle, n’y a-t-il pas mieux ? Elle attend la nuit pour mieux voir et, sous le soleil qui la courtise, s’adresse à la lune qu’elle espère.
Un manque la traverse : être simplement soi ne la satisfait pas, et comme elle est humaine en cela, oui, comme elle nous ressemble, rien d’étonnant à ce qu’elle soit notre œuvre, portant si bien son nom : Novalis, symbole de la poésie, de cette folie qui nous a pris de parler comme si être ne suffisait pas, cette furie de tout nommer dans l’espoir qu’en nommant, on allait enfin atteindre les choses, percer leur mystère, participer à leur présence, mieux qu’avec la main, la dent ou la pointe de la flèche, qu’avec cet immatériel d’un mot, sans même s’approcher et encore moins toucher, on allait enfin savourer la matérialité, nous y plonger, exister. Il nous faut dire pour être, mais dire trahit l’être, telle est notre condition, et la rose mauve en est l’illustration, moins triste qu’indécise, mêlée, partagée.
Je l’aime surtout parce que personne ne l’aime, pour réduire, rien qu’un peu, la solitude qui l’entoure, cette solitude que je connais si bien d’être la seule rêveuse parmi les réalistes. Elle n’a qu’un infime parfum de rose, un soupir presque imperceptible, glissant aux passants : laissez-moi seule, laissez-moi réfléchir. Si vous voulez prendre du bon temps, allez voir mes sœurs, leurs parfums vous tourneront la tête. Moi, je dois réfléchir. Peut-être qu’ayant bien réfléchi, j’aurai compris. Compris quoi ? réplique-t-on, réfléchi à quoi ? Il lui est impossible de répondre, mais elle sait de quoi il s’agit, vaguement, intensément, et tant d’intensité la fait pâlir. Ne l’écoutons pas. Elle a besoin de compagnie, comme nous tous, pour ne pas sombrer dans la folie ; et j’interromps le fil de sa pensée du tranchant de mes ciseaux, la forçant à renouveler son sang et retourner à la vie.
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