
œuvre générée par une intelligence artificielle,
sous la direction de Jason Allen, 2022
Si je reviens souvent à la situation de la psychologie aux États-Unis, c’est que son histoire s’écrit là-bas. Dans aucun autre pays la discipline ne reçoit autant de financements, elle attire en conséquence de nombreux chercheurs, fuyant parfois la barbarie de leur propre pays. Par sa domination culturelle, l’Amérique décide aussi de l’orientation de la psychologie dans le reste du monde. Les avancées ont lieu dans de multiples endroits : Pavlov et Vygotski en Russie, Binet et Janet en France, Jung et Piaget en Suisse, Wertheimer et Freud en Autriche-Hongrie, Darwin et Winnicott en Angleterre, Basaglia et Montessori en Italie, et j’en oublie. Mais aucune de ces découvertes n’est pleinement actée avant d’être introduite aux États-Unis, lieu de la concentration et de la diffusion du savoir.
Ainsi, les recherches de Piaget restent mal connues jusqu’à ce que son œuvre soit traduite en anglais et devienne un classique de la psychologie. Influencé par le fonctionnalisme américain, lui-même formé en biologie et donc marqué par la théorie de l’évolution, Piaget s’intéresse à l’intelligence et la décrit comme une forme d’adaptation à l’environnement et même la forme la plus évoluée d’adaptation : fluide, souple, rapide, précise. L’intelligence est alors considérée comme une somme de compétences ou de capacités, mesurable avec des tests, ce que font les élèves de Binet, l’inventeur du QI, et avec de bonnes intentions : il s’agit au départ d’identifier les élèves les plus doués des milieux défavorisés pour leur permettre de développer leurs talents.
Piaget ne remet pas en question ces mesures, mais il préfère étudier les mécanismes de l’intelligence : la manière dont se développe le raisonnement, comment il s’applique à la réalité et se trouve révisé par ses résultats. Il considère l’intelligence comme un processus ininterrompu de compréhension du monde, à la fois manuel et intellectuel, une mutation perpétuelle de la pensée qui consiste à multiplier, abstraire, appliquer et remanier sans cesse ses propres schémas d’interprétation et d’action.
Il répond ainsi à l’éternelle querelle entre l’inné et l’acquis concernant la connaissance : l’apprentissage est-il une association répétée entre perceptions comme le disent les empiristes ou une mise en forme de la perception par les formes innées de l’esprit comme le soutiennent les rationalistes ? Ni l’un ni l’autre, répond Piaget, l’apprentissage est une action, l’enfant est l’acteur de son apprentissage, il n’est le résultat ni de sa génétique ni de son environnement, mais de leur interaction menée par sa propre action. Il apprend en manipulant les objets, puis en manipulant une idée des objets, puis de simples idées. Les opérations mentales sont des opérations manuelles intériorisées. Cette conception de l’intériorité comme intériorisation progressive de l’extériorité se retrouve aussi chez Vygostki et les deux auteurs l’empruntent en vérité à Janet.
Piaget élabore sa théorie à partir de son observation du développement de l’intelligence chez les enfants. Il invente l’entretien clinique, lors duquel il laisse les enfants vaquer à leurs activités ou leur propose un jeu soigneusement réglé et dialogue en même temps avec eux pour comprendre leur manière de penser et de résoudre les problèmes. Cependant, après avoir reproduit ses expériences, les psychologues se sont rendu compte qu’il avait sous-estimé l’intelligence des enfants (qui ne pouvaient résoudre certains problèmes proposés parce qu’ils n’y voyaient pas d’intérêt) et surestimé l’intelligence des adultes (pour Piaget, le stade le plus abouti de l’intelligence est la pensée logique, abstraite, hypothético-déductive, or de nombreux adultes n’y parviennent pas). Sa description des stades de l’intelligence comporte aussi des variations selon les cultures qu’il n’avait pas remarquées.
Piaget exerce une grande influence sur un courant naissant aux États-Unis, le cognitivisme, fruit du croisement entre les psychologies de la forme et du comportement, nouvelle conception de l’esprit à la suite de l’invention de l’ordinateur. Le comportementalisme ne suffit plus à expliquer la psyché : à un stimulus n’est pas associé une seule réponse mais plusieurs et le sujet choisit entre elles ; dans ce choix entrent en compte plusieurs facteurs, qui certes ne sont pas observables et mesurables comme le comportement, mais existent tout de même, puisque sans eux le comportement n’aurait pas d’explication ; on peut inférer ces facteurs depuis le comportement et élaborer des modèles de déroulement de la pensée (les schèmes de Piaget) ; d’autres données que l’acquis doivent être prises en compte, comme l’inné (le sexe, l’âge, la personnalité) ou la situation (sa familiarité ou sa nouveauté, l’heure de la journée, la période de la vie).
Au début, le cognitivisme conçoit l’être humain comme un ordinateur : un élaborateur d’informations. Il se fonde sur l’analogie entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle, puisque l’ordinateur est construit par notre intelligence, à l’image de notre intelligence. Le cerveau est le hardware dont la pensée est le software. Celle-ci filtre les données, les sélectionne et les organise, puis en déduit comme agir. Elle suit une séquence fixe et finie d’opérations spécifiques pour chaque type d’activité. À l’association stimulus-réponse se substitue l’alternance entre input et output. Au modèle de l’animal celui du robot.
Cependant, le cognitivisme entre assez vite en crise. Il manque à sa théorie une différence fondamentale entre l’humain et l’ordinateur : l’humain est en vie, il cherche à survivre et risque de mourir, il a un temps compté à sa disposition, son traitement de l’information est donc finalisé vers un certain intérêt (le sien, celui de ses proches ou de la société) et contraint par ses limitations, il n’a pas la neutralité et la disponibilité de l’ordinateur. Le cognitivisme se scinde alors en deux mouvements. Le premier approfondit la comparaison entre l’humain et l’ordinateur, mais pour relever les différences autant que les ressemblances ; et il se sert de l’ordinateur pour simuler l’esprit et le comportement humains. La science cognitive ainsi constituée se détache de la psychologie et réunit toutes sortes de disciplines : informaticiens, linguistes, épistémologues, neurologues, logiciens, biologistes, philosophes, pédagogues.
Le deuxième courant, qualifié d’écologie, rompt avec la comparaison entre humain et ordinateur : la pensée humaine vit dans une harmonie naturelle avec son environnement, elle est faite par lui et pour lui, elle ne doit donc pas le déchiffrer par de longues et inévitables séquences d’opérations. Autrement dit, pour la conscience, le monde ne se compose pas de faits, d’informations qu’il faut toutes intégrer, sélectionner et organiser, mais de significations, d’appels singuliers, de signes saillants, de propositions intéressantes, qui retiennent l’attention et orientent l’action, sans même que le raisonnement intervienne, ce que Gibson, l’inspirateur de ce courant, nomme affordances. Par exemple, lorsque je vois une chaise, je n’enregistre pas ses caractéristiques pour en déduire son usage, je sais immédiatement quoi faire, mieux la chaise est un appel à s’asseoir, que j’entends en cas de fatigue. Approche qualitative et non quantitative de la psyché, qui s’inscrit dans la tradition de Brentano, de la phénoménologie à la psychologie de la forme.
Le cognitivisme garde cependant une unité en ce que, quelle que soit son approche, il étudie la pensée et dans la pensée sont compris l’intelligence, le raisonnement, l’apprentissage, l’imagination, la mémoire, l’attention, la représentation, le langage, la perception, le jugement, la décision et même l’émotion. Sous la sécheresse de la formulation, les découvertes de ce mouvement ne manquent pas de poésie. La pensée se formule-t-elle par images ou par mots ? Cela dépend des individus, pour certains exclusivement par mots, pour d’autres rien que par images et pour une troisième catégorie par un mélange entre les deux.
Que signifie oublier ? Perdre la mémoire ? Non, simplement être incapable de récupérer dans la mémoire qui, elle, semble potentiellement illimitée. Et que signifie se souvenir ? Repasser une scène qui nous aurions enregistrée sur les bandes de la pensée ? Non, la rejouer dans le théâtre de l’esprit et donc la remettre en scène, avec à chaque fois et malgré soi des modifications de mise en scène. Car la mémoire est fille de l’imagination : elle ne sert pas à conserver fidèlement le passé, mais à le rejouer de multiples manières afin de savoir ce qui aurait pu être et de prévoir ce qui sera, pour intégrer le passé à notre personnalité, apprendre de notre expérience et explorer de nouvelles possibilités.
De même, comment fonctionne l’attention ? Pourquoi est-elle si indépendante de notre volonté ? Que cherche-t-elle comme une abeille le miel ? Quel est ce miel pour chacun d’entre nous ? En vérité, l’attention détermine la volonté bien plus que la volonté ne détermine l’attention. D’où les divers degrés de concentration selon le sujet.
Le cognitivisme est la dernière des écoles. La psychologie intègre à présent les contributions de toutes celles que j’ai énumérées, en ne retenant que leurs intuitions les plus justes, éprouvées par l’expérience répétée. Elle se départage en thématiques (personnalité, apprentissage, perception, émotion, etc.) et analyse les dynamiques des sociétés autant que le développement individuel, de l’enfance au vieillissement.
Je pense donc je suis, disait Descartes. Je pense donc je ne suis pas, répond Pessoa. Expérience déroutante de la psyché, de l’esprit fait chair, ou de la chair faite esprit, où « je » désigne à la fois l’unité et la multiplicité du moi, où notre pensée est la garantie de notre réalité comme le processus de notre déréalisation.
Votre commentaire