
Depuis son apparition, la psychologie adopte une approche élémentaire et quantitative, c’est-à-dire qu’elle cherche à mesurer les phénomènes psychiques en termes de quantité (intensité, durée, fréquence, etc.) et à les analyser en les réduisant à leurs éléments les plus basiques. De Wundt à Watson en passant par Titchener, la conscience, la perception ou le comportement sont décomposés et décomptés.
Cette approche est critiquée depuis le début par certains philosophes, qui soulignent le caractère unitaire et global de l’expérience psychique, qu’elle soit pensée, action ou perception, et souhaitent mener une analyse qualitative : la teneur, la sorte et la nuance comptent autant, si ce n’est plus que l’intensité, la durée ou la fréquence. Ainsi, en France, Bergson reproche à Fechner de ne s’intéresser à la sensation qu’en termes d’intensité, de la réduire ainsi à une simple excitation, sans prendre en compte ce qu’elle suscite et associe dans l’esprit, tandis qu’en Autriche, Brentano montre que la psyché est indissociable du monde dont elle fait partie : on ne peut sentir, juger, agir, représenter sans un objet à sentir, représenter, juger ou sur lequel agir et on pense, sent, agit et juge en fonction de notre finalité, proche ou éloignée, et de notre finitude. La psyché est donc définie comme une ouverture vers le monde, une orientation en son sein, une intentionnalité. Pour la comprendre, il faut la considérer dans son ensemble. Aux États-Unis, James arrive aux mêmes conclusions que Bergson et Brentano et trouve la solution dans la théorie de l’évolution et l’adaptation de l’organisme à l’environnement qu’elle décrit.
En Europe, la solution est différente. Brentano amorce deux courants : la phénoménologie en philosophie et l’école Graz en psychologie, qui donnera l’école de Berlin, plus connue sous le nom de théorie de la Gestalt ou psychologie de la forme. Celle-ci applique l’approche globaliste de Brentano à la perception. Nous ne percevons pas en additionnant des sensations parcellaires. Au contraire, nous percevons d’abord l’ensemble et ensuite, éventuellement, les parties. Un objet reste le même malgré les variations de son aspect parce qu’il est défini par les relations entre ses éléments et non par ses éléments. Ainsi, un triangle reste un triangle même si la longueur de ses côtés et l’ouverture de ses angles varient. Une mélodie reste la même lorsque ses notes changent mais pas le rapport entre ses notes. Ou encore, à une certaine vitesse, ni trop lente ni trop rapide, une succession d’images nous semble une image en mouvement, parce que nous composons leur succession au lieu de constater leur juxtaposition.
L’ensemble est plus que la somme des éléments, les éléments sont définis par leur relation les uns vis-à-vis des autres, un même élément isolé ou inséré dans différents ensembles n’aura pas les mêmes caractéristiques. Ces principes de la Gestalt décident de notre perception. Impossible de les enfreindre. Ils expliquent à la fois son fonctionnement et ses dysfonctionnements, puisque considérer l’ensemble porte à négliger les parties. Wertheimer, le fondateur de cette école, précise ces principes dans le cas de la vision, en montrant comment composer des illusions. Beaucoup d’artistes s’inspireront de ses découvertes, d’Escher à Vasarely. Mais c’est un jeu sérieux pour Wertheimer : il essaye de résoudre la coupure kantienne entre l’homme et le monde, de trouver une correspondance entre ce qui est et ce qui apparaît, noumène et phénomène, réalité et représentation, matière et esprit.
Ses collaborateurs développent d’autres approches. En étudiant le comportement des chimpanzés, Köhler montre qu’ils trouvent la solution d’un problème de façon soudaine après s’être arrêtés pour réfléchir. Il suppose qu’ils réorganisent les éléments du problème en les liant de manière nouvelle, ce qui équivaut à un changement de gestalt ou, dirions-nous aujourd’hui, à un changement de paradigme. Composition à la place de l’association, capacité productive et non reproductive de la pensée, apprentissage actif et non passif, conception qui se situe à l’opposé du comportementalisme, où l’animal apprend par conditionnement (dressage humain ou pression de l’environnement) et par accumulation d’erreurs et de réussites, en tâtonnant à l’aveugle. On retrouve ici l’opposition classique entre les traditions rationaliste et empiriste : apprend-on par répétition de l’expérience d’où nous inférons des principes ou par les formes de l’esprit appliquées à l’expérience et qui sont par nature accordées à elle ?
Lewin décrit quant à lui la personnalité et la société comme des gestalts, des formes de plus en plus complexes et fragiles à mesure qu’elles se développent, comme si une forme originelle, unique et solide se différenciait peu à peu en gestalts plus petites, comprises dans une nouvelle gestalt plus grande ; et la plus grande risque de se défaire comme les plus petites d’entrer en conflit. Leur cohésion dépend de l’équilibre de leurs forces respectives, entre attraction et répulsion. Ainsi, Lewin décrit la psyché individuelle ou collective en termes mathématiques avec la topologie ou en termes physiques avec la théorie des champs.
Contraints à fuir l’Allemagne avec la montée du nazisme, les chercheurs de cette école se réfugient aux États-Unis, où règne le comportementalisme. Les Américains critiquent leur goût pour la métaphysique, leur théorisation obscure, leur spéculation invérifiable, mais ils s’intéressent à leur description des processus psychiques, des lois de la perception visuelle à la résolution des problèmes. Par leur intermédiaire, l’esprit redevient le sujet de la psychologie ; et le cognitivisme se profile.
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