L’âme, le corps et l’esprit # 7

Planter des pommes de terre, Natalia Gontcharova, 1908-1909

En Russie, la psychologie se définit d’abord comme réflexologie. Elle cherche l’origine physiologique des phénomènes psychiques et la trouve dans le réflexe, soit l’association automatique d’une réponse à un stimulus. Elle présuppose deux niveaux psychiques : une activité nerveuse inférieure, faite de réflexes innés, inconditionnés, immuables, ce qu’on peut appeler des instincts, et une activité nerveuse supérieure, faite de réflexes acquis, conditionnés, modifiables, qui sont le résultat du conditionnement qu’exerce l’environnement. L’activité supérieure s’établit sur l’activité inférieure. Autrement dit, un réflexe acquis se greffe sur un réflexe inné. Le comportement est la seule psyché qui puisse être objet d’une science, parce qu’observable et mesurable, et il se réduit à une séquence de réflexes plus ou moins élaborés.

Pavlov, le protagoniste le plus connu de ce courant, montre ainsi qu’un chien salive quand il s’apprête à manger (réflexe inné), mais aussi lorsqu’il entend la cloche qui annonce le repas ou les pas de celui qui le lui apporte (réflexe acquis). Ses expérimentations détaillent les modalités de ce conditionnement : difficile à effacer, mais facile à récupérer (il persiste même si le repas n’est pas servi au son de cloche, puis il disparaît peu à peu, mais se réacquiert rapidement si le repas est de nouveau associé à la cloche), grossier dans un premier moment (réagissant à tout son de cloche), puis s’affinant avec le temps (ne répondant qu’au son précis de la cloche qui précède le repas). La réflexologie russe donne le comportementalisme américain. Pavlov influence Watson. Tous deux fondent leurs théories sur le conditionnement classique (association stimulus-réponse). Leurs successeurs (Konorski en Pologne, Skinner aux États-Unis) y ajoutent le conditionnement opérant : la réponse n’est pas tant déterminée par ce qui la précède, le stimulus, que par ce qui la suit, les conséquences de la réponse, positives ou négatives. Une mince marge d’action se dégage au sein du déterminisme de l’environnement sur l’organisme. On décide de ce qu’on fait, en évitant de répéter nos erreurs et en reproduisant nos réussites.

En Occident, la psychanalyse s’oppose au comportementalisme et, en URSS, l’école historico-culturelle s’oppose à la réflexologie. Pour Vygotski, le fondateur de cette école, la psyché ne peut se réduire au système nerveux et l’être humain en particulier, doté d’une conscience et faisant usage du langage, ne peut être compris sans prendre en compte son environnement historique, culturel et social. Il décrit la conscience comme une capacité de prévision et de révision, la capacité de penser avant de faire et après avoir fait, d’imaginer ce qui aura lieu et ce qui a eu lieu et de modifier en conséquence notre comportement et/ou notre environnement. Comme si l’humain avait le pouvoir de s’extraire légèrement du temps, de faire un pas de côté pour voir plus loin en arrière et en avant et d’agir ainsi avec un certain recul.

La conscience se forme dans le langage, élément interposé entre le stimulus, la réponse et ses conséquences, qui permet de s’émanciper de leur déterminisme, en conceptualisant le monde, organisant la pensée et communiquant avec les autres. D’abord collective et extérieure, conscience du peuple, de la société, de la classe sociale, de la famille, du pays et de l’époque auxquels on appartient, résultant des générations précédentes et des rapports actuels, elle devient peu à peu intérieure et individuelle, conscience de soi, tout comme le langage est d’abord interpersonnel, entre l’enfant et ses proches, avant d’être intrapersonnel, dans la pensée silencieuse que l’on garde pour soi. Notre intériorité est l’intériorisation des rapports sociaux qui nous entourent. Ils deviennent des fonctions de notre personnalité et sont de nouveau extériorisés à travers nos actions.

Dans ce contexte, Vygotski donne une grande importance à l’école, moyen de transmission de la conscience collective par l’enseignement de la culture et d’optimisation de la conscience individuelle par la maîtrise du langage. Il s’intéresse en particulier aux enfants souffrant de handicaps ou de retards, à cause d’un défaut de naissance ou parce qu’ils sont abandonnés à eux-mêmes ou vivent dans une grande misère. Aux stades du développement, il préfère la notion de zone de développement proximal, un niveau d’apprentissage que l’enfant peut atteindre, mais seulement en compagnie d’un enseignant. Manière d’avancer à la fois à son rythme et au mieux de ses capacités.

Le régime soviétique se reconnaît dans la psychologie de Pavlov et la subventionne généreusement, mais il condamne celle de Vygotski, parce que celui-ci souligne la spécificité de chaque culture qui ne peut effacer l’homogénéité soviétique et il révèle la pauvreté et la violence qui continuent d’être le quotidien de beaucoup d’enfants malgré les proclamations sur l’émancipation et le bonheur du peuple. Après sa mort, son école est dissoute, son œuvre interdite ou censurée. Il est redécouvert dans les années 1990, à la chute du régime, et rencontre un grand succès en Occident, où ses recherches permettent d’éclairer des sociétés devenues multiculturelles.

Deux de ses élèves méritent d’être mentionnés, Leontiev et Luria. Leontiev rentre dans les bonnes grâces du parti à travers son analyse de stricte obédience marxiste. Accusant Vygotski d’idéalisme bourgeois, il adopte une théorie matérialiste : ce n’est pas le langage qui suscite la conscience, mais le travail, cette capacité qui différencie l’homme des autres animaux, en ce qu’elle ne se résume pas à une activité simple déterminée par un besoin (j’ai faim, je chasse, je mange), mais est constituée de plusieurs activités accomplies par plusieurs personnes en accord entre elles (l’une traque, l’autre tend un piège, une troisième dépèce, etc.) et planifiée sur le long terme (prévision de l’attaque, entraînement de chacun, puis répartition et conservation du butin). Tous partagent une même idée de leur action commune, qui prend une signification collective en plus de son sens personnel (assouvir sa faim). L’aliénation au travail dans le monde moderne vient justement d’une perte de signification : notre tâche ne s’inscrit plus dans cette aventure collective.

Luria, de formation psychanalyste et neurologue, situe la conscience, telle que la définit Vygostki, dans les lobes frontaux. S’intéressant aux lésions cérébrales des combattants de la Seconde Guerre mondiale, il montre que la même blessure n’a pas le même effet sur tous, parce que chacun développe à sa manière ses facultés : il y a une forme de plasticité dans la formation et le fonctionnement du cerveau. Luria favorise donc l’approche singulière, centrée sur le sujet à l’étude statistique. La neurologie est l’ingénierie et la psychologie l’architecture, la première s’occupe du cerveau et la seconde de l’esprit et les deux se complètent : on ne peut comprendre l’architecture sans l’ingénierie, mais l’ingénierie ne peut rendre compte de l’architecture, les lois de la matière sont universelles, mais elles s’incarnent dans des créations uniques, variations individuelles ou collectives sur les thèmes que la nature propose.

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