
Comment rendre compte de la philosophie médiévale ? Aristote est la référence, la pensée est définitivement située dans le cerveau, où elle est départagée en fonctions (mémoire, imagination, réflexion), localisées dans des cellules articulées l’une à l’autre en une totalité, tandis que des esprits issus du cœur parcourent le corps et donnent sensations et sentiments. Le moi est une miniature du monde : la tête est le ciel. L’homme est conçu principalement dans son rapport à Dieu.
Je suis trop ignorante en la matière, je l’annonce d’emblée, mais je voudrais écarter tout de suite un préjugé : que le Moyen-Âge serait l’époque de la Déraison, opposée en cela à l’Antiquité, à la Renaissance, aux Lumières et enfin à notre temps, qui serait des époques de Raison. Ainsi naissent deux images du Moyen-Âge, modèle ou contre-modèle, en ce qu’il serait obscurantiste et barbare ou solidaire et enchanté.
Déjà, si Déraison il y a, notre époque en est bien pourvue, nul besoin d’aller la chercher au Moyen-Âge, ignorance, sottise et irrationalité abondent en notre temps. En outre, la Raison n’est pas absente au Moyen-Âge, mais elle est tournée vers l’intériorité, l’invisible, l’immatériel, elle s’occupe d’objets que notre époque a du mal à saisir, qui sont pour elle dépourvus de réalité, Dieu pour nommer le premier d’entre eux.
Jung a montré comment cette période formait une étape essentielle du développement de la pensée occidentale. Celle-ci approfondit son amour de la vérité qui se poursuit aujourd’hui dans la science, ce discours voué tout entier à la vérité, jusqu’au sacrifice de soi. Elle y gagne son raffinement, sa complexité, sa souplesse et sa profondeur, qui s’appliqueront ensuite au monde extérieur, au visible, au matériel. Elle se mouvra alors parmi les objets du monde avec l’aisance et la rigueur qu’elle a acquis au cours des siècles précédents, en s’occupant des objets de l’âme. De même, l’examen de conscience amène à la critique de son propre processus de pensée, préfigurant la méthode scientifique. Il encourage aussi à prendre la responsabilité du mal (au lieu de la donner aux autres, à la société, à la nature), à prendre même la plus grande part possible de responsabilité, afin d’améliorer sans cesse nous-mêmes et ce(ux) qui nous entoure, donnant voie au progrès.
Pas de plus belle métaphore pour illustrer l’exploration de l’intériorité propre à cette époque que la Divine Comédie de Dante que nous pourrions opposer à l’Illiade d’Homère : le voyage s’accomplit non pas horizontalement dans le monde extérieur, mais verticalement à l’intérieur de soi. Même en arpentant le monde, on arpente soi-même. Marcher, c’est méditer. Le pèlerinage est une prière. Pareillement, l’absence de perspective dans les peintures et reliefs médiévaux ne signale pas un manque de savoir-faire, mais une approche symbolique et non représentative de la réalité : dans le premier cas, la réalité est intériorisée, hiérarchisée en valeurs, dans le second, elle est maintenue dans son extériorité, enregistrée en tant qu’ensemble de faits.
Dans le rapport à l’irrationnel, la religion qui imprègne le Moyen-Âge a peu en commun avec les superstitions et spiritualités actuelles. La religion oblige, elle interdit et conduit, contraignant à aller contre soi et au fond de soi. En un mot, la religion est une morale, elle vise à bien agir, en harmonie avec les lois de l’être, tandis que les spiritualités contemporaines constituent une belle histoire qu’on se raconte et dont on est le centre (l’astrologie, la plus répandue d’entre elles, en est un parfait exemple), elles visent à se sentir bien et en ce sens n’obligent à rien. De nouveau, absence de verticalité, refus de toute imposition par le haut d’une hiérarchie de valeurs, rapport horizontal au monde. Notre époque a la spiritualité qui lui ressemble, narcissique, complaisante, superficielle. La moralité, avec sa nécessaire dureté, est le seuil de l’intériorité et toutes les tentatives de réenchantement échouent en refusant de le franchir. Pas de spiritualité authentique sans idéal et pas d’idéal sans bien et mal.
L’intériorité reste aujourd’hui le domaine le plus négligé – ceci dit sans critique et même avec une grande admiration pour nos avancées dans le domaine de l’extériorité. La pauvreté de notre production littéraire et artistique et la richesse de nos sciences et techniques en comparaison des siècles passés illustrent ce déséquilibre que dénonçait déjà Jung et qui a mené, d’après lui, à la barbarie nazie. Ne pas se connaître a des conséquences tragiques, individuelles et collectives ; et pour nous rééquilibrer, il ne faut pas régresser dans l’exploration extérieure, mais progresser dans l’exploration intérieure. Il est intéressant de remarquer que la matérialité pressante et âpre du Moyen-Âge, aux conditions de vie d’une terrible dureté, même pour les plus riches, a donné lieu à une spiritualisation extrême, tandis que notre époque où les conditions de vie n’ont jamais été meilleures, où la matérialité s’adoucit et s’allège jusqu’à se dématérialiser encourage un matérialisme toujours accru, comme si les objets se spiritualisaient, mais pas les êtres.
L’on pourrait me répliquer que la religion oblige parfois à commettre les pires exactions, mais nul besoin d’une religion pour asservir et massacrer : la possession idéologique (soit l’inverse de la pensée, d’avoir ses propres idées, le fait d’être possédé par celles des autres au point qu’elles se substituent à notre personnalité) peut avoir lieu au sein de la religion comme au-dehors. C’est la méconnaissance de soi, du mal qu’on porte et dont on est responsable, qui y mène le plus sûrement.
Cependant, la réflexion médiévale n’aboutit pas, elle s’égare dans trop de spéculation et de rhétorique. De la réalité extérieure, on recueille et collectionne les éléments, sans esprit de système, de synthèse ou d’analyse. La Renaissance retrouve le chemin vers le monde. On s’intéresse à la nature et l’homme est l’un de ses membres. Le terme de psychologie apparaît pour la première fois dans le champ de la pédagogie, à la croisée entre l’humanisme italien, la réforme protestante et le ramisme français. On étudie l’homme afin de le former, de favoriser le développement de sa personnalité, son insertion dans la société et la fructification de ses talents au bénéfice de tous. On ne cherche plus sa place dans l’univers ou vis-à-vis de Dieu, mais on met en valeur son rôle dans la communauté. De même, on ne s’intéresse plus à la nature de l’âme, mais aux opérations de l’esprit : comment on apprend et organise les connaissances, ce qui donne lieu à des méthodes d’enseignement et d’éducation.
La science moderne apparaît avec la confrontation de l’idée au fait, qui signe l’entrée de la pensée dans l’objectivité. Une théorie est validée lorsqu’elle formalise une expérience qui la confirme et cette expérience est reproductible par tout un chacun. Sa vérité est donc synonyme de vérification, elle réside dans sa capacité à être sans cesse vérifiée et, le cas échéant, réfutée. La science révolutionne tous les domaines de la connaissance, et celui qui révolutionne la pensée de la pensée, notre compréhension de la psyché s’appelle Descartes.
à suivre
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