L’âme, le corps et l’esprit # 1

Fille écrivant, Piet Mondrian, 1892-1895

La notion de psyché pourrait désigner le point de rencontre entre ces trois entités. Je commencerai donc par en retracer l’histoire. S’agissant d’une notion occidentale, plus précisément européenne et avant tout grecque, je décrirai les formes qu’elle a prises dans notre culture, qui m’est la plus familière, mais ce choix ne signifie pas qu’elle n’a aucune validité ou aucun correspondant dans d’autres civilisations. Il est aussi trompeur de penser que sa propre culture est une norme pour les autres que de se croire une exception parmi elles.

Tout le monde fait l’expérience d’une intériorité en partie disjointe de l’extériorité, par l’intermédiaire des rêves, de la fiction, des souvenirs et des récits, de la spéculation et de la prévision, ou encore par la distance entre gestes et paroles ou entre consciences. Tout le monde fait aussi l’expérience d’une intériorité fragmentée par le conflit entre différentes parties de soi ou par la distance entre ce que l’on voudrait être et ce que l’on est ou entre ce que l’on a été et ce que l’on est. Cette expérience de liaison et de déliaison de notre être propre, cette multiplicité du soi est un donné universel, un fait de nature auquel les cultures donnent sens différemment. Elles peuvent la concevoir à travers la dualité de l’âme et du corps, ou la triade âme-corps-esprit, ou comme une personne habitée par plusieurs âmes, ou bien ayant une âme éparpillée en plusieurs lieux, ou encore située en un ou plusieurs points du corps.

Aujourd’hui, une discipline s’occupe spécifiquement de la psyché : la psychologie. Est-elle une science de la nature ou de la culture ? Commence-t-elle il y a un siècle et demi lorsque la méthode expérimentale est appliquée à l’esprit humain ou il y a deux mille cinq cents ans dans la philosophie grecque ? Ou bien existe-t-elle depuis toujours, depuis que nous nous demandons ce que pensent les autres et pourquoi ils agissent comme ils le font ? La psychologie empiète sur les disciplines dont elle est issue et celles-ci se rencontrent en son sein, en particulier la biologie, la théologie et la philosophie. On ne peut la comprendre sans le dialogue socratique, l’examen de conscience, la théorie de l’évolution.

Elle ne constitue pas un ensemble homogène de savoirs et de pratiques. Chaque époque formule des théories sur la pensée et les passions, sur la multiplicité du soi et la disjonction entre extériorité et intériorité, théories qui imprègnent les discours et les représentations de leur temps, modèlent les idées et guident les actions des gens, se fragmentent au fur et à mesure en écoles et en courants, chacune produisant ses analyses et ses techniques, et peut-être que connaître les théories qui les soutiennent nous permettra de n’adhérer à aucune en particulier, mais de les compléter l’une par l’autre et d’adopter une vision à la fois plus exhaustive et moins définitive de la psyché.

La psyché désigne l’intériorité, l’animation intérieure, le souffle qui nous donne la vie et par conséquent la motion, l’émotion, le souvenir et la sensation, le rêve, la pensée et l’action, les idées et l’imagination. Elle est d’abord conceptualisée dans l’orphisme, cercle d’initiés d’origine orientale, mythiquement fondé par le poète thrace Orphée et consacré au culte de Dionysos. L’âme est distincte du corps, elle y tombe et y reste prisonnière à la suite d’une faute originelle et se trouve condamnée à changer de corps à chaque mort, jusqu’à ce qu’elle soit assez purifiée et affranchie pour se libérer du cercle des réincarnations et rejoindre le royaume d’où elle vient.

Dans le même temps, chez les philosophes, la psyché désigne un principe qui anime l’univers, homme compris, un mouvement qui produit et règle toute la nature et que l’on cherche dans tel ou tel élément : le feu, l’eau ou l’air, ou dans la parole-pensée-liaison qu’est le logos, éléments impalpables, incorporels, presque spirituels, qui restent égaux à eux-mêmes sous la réalité changeante du monde et la constituent et la soutiennent. La psyché est décrite comme profonde, presque infinie, hors de toute limite du temps et de l’espace, au contraire de la physicalité, étendue et finie, inscrite dans l’espace et le temps. Caractéristiques qu’elle gardera longtemps.

Peu à peu, son sens se précise, elle comprend deux dimensions, l’une morale et l’autre cognitive, elle signifie à la fois l’intelligence (l’habileté mentale à manipuler objets et idées) et la sagesse (une conduite conforme aux règles du monde). Les deux dimensions partagent une même clairvoyance, la capacité à voir plus loin que ses mains, plus loin que soi, à comprendre et contrôler. Socrate fait de la philosophie une thérapie (du grec « prendre soin de ») : la connaissance de soi est une guérison de soi, en guérissant l’âme nous guérissons le corps et cette guérison a lieu par la parole, le dialogue qui la délie et la vérité qu’elle atteint. Banalités aujourd’hui, mais qui ne l’étaient pas en leur temps et suscitaient l’hilarité, la perplexité ou l’hostilité de ses concitoyens. Par ailleurs, la distance est grande entre la thérapie de Socrate et la nôtre : la sienne ne vise pas à se sentir bien mais à bien agir.

Platon, son élève, est le premier à diviser la psyché en fonctions, du sensible à l’intelligible : une rationnelle et deux irrationnelles, la première située dans la tête et consacrée aux pensées, la deuxième située dans le cœur et consacrée aux passions, la dernière située dans les entrailles et les organes génitaux consacrée aux besoins (faim, soif, sexe, sommeil). Les parties irrationnelles, les plus anciennes, que nous avons en commun avec les animaux, nous fournissent une énergie incontrôlée et conflictuelle, que la partie rationnelle, plus récente et proprement humaine, organise en lui donnant forme et finalité. Comme si nous guidions un char à deux chevaux, chacun voulant aller dans une direction opposée, ou comme si nous étions composés d’un homme, d’un lion et d’un monstre à plusieurs têtes, l’homme et le lion (la pensée et la passion) devant s’allier pour domestiquer le monstre (le besoin ou la pulsion).

Platon poursuit et approfondit l’équivalence entre psyché et vision. La partie rationnelle de l’âme, immortelle et incorporelle, voit à travers les choses leur essence : formes, schémas, motifs, modèles. Ce dessin (ou dessein) du monde, elle en a l’intuition de manière innée, comme si elle venait et était faite de cette réalité abstraite et éternelle et ne devait que s’en rappeler. Soit dit en passant, l’identification entre l’âme et la vision et le privilège donné à la vision sur les autres sens ne sont pas une spécificité occidentale, mais une caractéristique humaine : 20 à 30 % de notre cerveau est consacré à l’élaboration de l’information visuelle et, par les rêves, l’imagination ou la spéculation, la vision est le médium privilégié de la vie intérieure.

Aristote, élève de Platon, élabore une théorie encore plus articulée. Quelques-uns de ses écrits sont considérés comme les premiers traités de psychologie : De l’âme, l’Éthique à Nicomaque ou d’autres brefs essais sur la sensation, la mémoire ou les rêves. Il s’oppose à Platon en ce qu’il refuse le dualisme entre le corps et l’âme et considère la psyché comme un principe organisateur de la vie, végétale, animale ou humaine, un principe donc indistinct de son incarnation, l’équivalent d’un code génétique. Plus rien d’immortel et d’incorporel, la psyché est moins âme qu’esprit, elle est un fait, une matérialité, sans reste divin ou métaphysique, une réalité qu’on étudie par la logique et la physique, en s’intéressant à ses processus et non à son essence, en se demandant ce qu’elle fait et non ce qu’elle est : comment elle passe du détail à l’ensemble, du concret à l’abstrait, de la sensation à la pensée ou de la sensation au souvenir, ou encore comment elle émerge de l’animal à l’homme, de l’enfant à l’adulte.

L’apport du stoïcisme mérite d’être souligné. S’étant penchée sur les désordres et les pathologies de la psyché, cette école montre que la prise de conscience de ses propres processus mentaux est un élément clef de la guérison et de l’équilibre. Mais la théorie qui rencontrera le plus de succès est celle d’Hippocrate, médecin et philosophe, qui réunit le physique et le psychique. Comme d’autres physiologues grecs, il situe la psyché dans le système nerveux et en particulier le cerveau (ce qui était loin d’être une évidence, la première intuition plaçant l’âme dans le cœur, le souffle ou le sang, conceptions qui se retrouvent dans toutes sortes de civilisation), parce qu’il remarque que les blessures à la tête altèrent les pensées, les sensations ou le comportement. Il établit en outre la première typologie de la personnalité, la fameuse théorie des humeurs fondée sur les quatre éléments d’Empédocle. Le sang correspond à l’air chaud et humide, la bile noire à la terre froide et sèche, la bile jaune au feu chaud et sec et le flegme à l’eau froide et humide. Ces humeurs se trouvent en chacun d’entre nous, mais l’une prédomine sur les autres, déterminant le tempérament : sanguin, mélancolique, colérique ou flegmatique.

Tous les problèmes de la psyché, que nous n’avons pas fini de résoudre, sont déjà posés par les Grecs : la question de la nature physique ou métaphysique de la psyché (est-elle âme ou esprit ? désigne-t-elle l’essence du moi ou du monde ou des deux ?), le problème de la causalité entre psychique et physique, le passage de la santé à la maladie et les possibilités de guérison, le trouble psychique compris comme un conflit existentiel, en particulier un conflit entre passion et raison, la nature de la thérapie (c’est la vérité qui guérit), la distinction entre sagesse et intelligence, la typologie des tempéraments, la partition de l’esprit en fonctions et la description des processus cognitifs (pense-t-on par paroles ou par images ?), enfin la compréhension phylogénétique et ontogénétique de l’homme, par sa comparaison avec l’animal ou l’enfant.

à suivre

Note : la brève histoire de la psyché que je retrace ici repose sur mes souvenirs ravivés et complétés par le bel ouvrage de Luciano Meccaci, Manuale di storia della psicologia.


Publié le

dans

par

Commentaires

2 réponses à « L’âme, le corps et l’esprit # 1 »

  1. Avatar de Louis

    Des articles passionnants à lire ! Merci Joséphine pour tous ces beaux écrits ! Bonne année et surtout bonne santé pour toi et pour toute ta famille. Bisous amicaux d’Auvergne. ❤

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Merci Louis ! De tels retours donnent le courage de continuer à les rédiger 🙂 Bonne année et bonne santé également à toi et à ta famille !

      Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Propulsé par WordPress.com.

%d blogueurs aiment cette page :