Quelques sonnets de Marie-Anne Bruch, tirés du recueil Feue l’étincelle, publié dans Triptyque.
Autoportrait sans miroir
I. Je passe
Je suis la femme transparente,
Celle qu’on efface sans bruit
Et qui s’en va comme l’eau fuit,
Pâle à trente ans comme à soixante.
Je suis la femme murmurante
Qui propose son faible appui
Et cause juste un brin d’ennui
Aux esprits libres qu’elle hante.
Pour ces êtres auxquels je tiens
Je continue à n’être rien
Qu’une tranquille parenthèse.
Quand j’expose mon cœur blessé
Ils coupent court « Ça va passer. »
Il est plus doux que je me taise.
Dix-huit heures trente
Les passants, comme moi, marchent contre le vent
Et remontent leur col sous leurs lèvres glacées ;
Les passants, comme moi, perdus dans leurs pensées,
Se protègent du froid de la vie en rêvant.
Les passants, comme moi, veulent fuir en avant
Et ne se rappeler ni leurs amours passées
Ni la sensation diffuse et angoissée
De n’avoir pas choisi le bonheur très souvent.
Les passants, comme moi, savent courber l’échine
Et taire les désirs que leur cœur imagine ;
Nous savons, eux et moi, serrer longtemps les dents.
Les passants, comme moi, retournent sans sourire
Près de celles et ceux qui les aiment. Pourtant,
Eux et moi, nous passons sans jamais rien nous dire.
Mon refuge d’adolescence
C’était un bar obscur où, dès le matin blême,
Dans des bruits incessants de couverts en inox,
Sous l’œil réprobateur mais indulgent quand même
Du patron qui servait des Suze et des Viandox,
J’allais sécher mes cours et divertir ma flemme
À la table la plus proche du juke-box
Sous lequel j’écrivais un genre de poème
En écoutant la voix d’ange d’Annie Lennox
Qui, dans ce décor peint en caca d’oie et bistre,
M’inspirait une prose absolument sinistre
Où tout se confondait : désir, délire, enfer.
Au comptoir bavassaient des paumés forts en gueule
Et par la porte entrait le vent glacé d’hiver,
D’autant plus pénétrant que j’étais toute seule.
Paris
Le touriste est heureux, oui, mais le parisien,
Sous des dehors nerveux, est toujours d’humeur lasse,
Trouve aisément le mot qui fait rire ou qui glace,
Et se plaint à l’envi du poids du quotidien.
Ville qui promet tout … et dont je n’obtiens rien !
Il semble kafkaïen de m’y faire une place,
Mais j’aime l’air désuet des fontaines Wallace
Et l’immense ciel, vu du métro aérien.
Piège pour l’employé perdu dans sa grisaille,
Piège pour le chômeur que son loyer tenaille…
Tous troqueraient Paris contre un bout de jardin.
Mais j’aime, ce matin, dans mon train de banlieue,
Entre deux murs tagués, apercevoir soudain,
D’un morceau d’horizon, la courte ligne bleue.
Veines
L’arbre de sang qui me traverse est gris comme un
Ciel d’automne, comme un treillage en fil de fer,
Et ses réseaux, ses nœuds mauves ourlés de vert
Placent des éventails en relief sur mes mains.
Sans feuillage, sans fleur – triste buisson humain
Comme s’il traversait un éternel hiver,
Ma brumeuse peau semble avoir tout recouvert
Des flux tempétueux de sa sève carmin.
L’arbre de sang qui me traverse a un seul fruit,
Gluant d’obscurité – cerise de la nuit
Dont le suc obstiné toujours se renouvelle.
Lui qui m’a longtemps fait vivre contre mon gré
Et endurer l’amour que niait ma cervelle,
Il choisira un jour, malgré moi, notre arrêt.
Marie-Anne alimente régulièrement son blog, La bouche à oreilles, bric à brac culturel, comme elle le décrit elle-même. On y trouve les mêmes qualités que dans sa poésie : la franchise, la simplicité, l’attention, une forme de dénuement, parfois agrémenté d’humour. J’apprécie tout particulièrement « son avis très subjectif » (par exemple, à propos de Sollers ou Nothomb). Sa rubrique la plus fournie est consacrée à la poésie.
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