Il ne s’agit pas de tailler les roses, mais les plantes environnantes qui les envahissent, arracher les herbes moins mauvaises que malvenues, retirer le lierre et le jasmin des murs et des arcs qui leur sont réservés, déraciner les arbres neufs, affranchis de la terre à la faveur d’une graine, en lieu et place d’une rose, ou bien scier la branche qui les prive de lumière.
Beaucoup de temps dans les buissons. Je rentre imprégnée de leur parfum. Dans le domaine des senteurs, les Anglais ont inventé autant de nuances que dans celui des couleurs. Floraison tendre de l’automne. La pluie leur donne une fraîcheur qu’elles n’ont pas au printemps. Leur parfum est plus profond. Leurs pétales ont la douceur de l’ombre, sans une ride de soleil. Je les photographie comme un visage.
Je retrouve Ivana dans la mélisse. Elle libère una rosa gallica, une rose ancienne et fragile, qui ne fleurit qu’une fois par an, au printemps. Le moindre outil la blesserait. Nous retirons la mélisse à la main. Odeur de la tisane, du calme, du sommeil. « Sans la mélisse, je n’aurais pas tenu, me dit-elle. » Son mari est mort ce mois-ci, après une longue maladie. « Sans la mélisse, je n’aurais pas pu dormir. » Je comprends pourquoi elle a choisi cette plante aujourd’hui, loin des autres, qui lient les tiges souples des roses lianes à leurs arcs.
Ma grand-mère est morte quelques semaines plus tard, de la même maladie que son mari. On se retrouve autour du mûrier à papier, dont l’écorce servait autrefois, comme l’indique son nom, à faire du papier. Il a envahi le parterre et couvert les roses, il faut le retirer. Je ne dis rien, j’aime l’écouter. Ivana sait raconter, comme mes grands-mères, comme ma mère. Talent de femmes, transmission d’un art mineur et essentiel dans les salons et les cuisines, les lavoirs et les dortoirs, les champs et les chambres. On croit que, jusqu’à récemment, les femmes ont peu participé à la culture, alors qu’elles nourrissent depuis l’origine notre imaginaire. Elles nous ont donné notre langue, qu’on qualifie pour cette raison de maternelle : nos mères, proches ou lointaines, biologiques ou symboliques, nous l’ont apprise.
Mes grands-pères parlaient davantage. La parole leur appartenait. Quand ils étaient là, elles se taisaient, et encore aujourd’hui, mon père parle bien plus que ma mère. Mais ils parlent d’idées. Seules les femmes savent raconter, sans recourir à l’écrit. Le moindre événement devient un récit trépidant. Elles le rapportent de manière resserrée, sans hésitation ni répétition, avec les justes conjonctions et les termes précis, l’incise bien placée d’un adverbe ou d’un adjectif, le suspense nécessaire, et bien sûr au passé simple.
Nous avons perdu le don de raconter nos vies, d’en faire une aventure. Notre parole est un jardin abandonné, envahi de mauvaises herbes (« du coup », « bon », « bah », « genre »), dont nous avons oublié qu’il renfermait des roses. Plus qu’on ne croit, parler demande de l’entretien, de l’attention, de la pratique. C’est sans importance, me direz-vous, ce qui compte, c’est de se faire comprendre, mais la parole ne se contente pas de communiquer, elle crée le monde que nous habitons, et quel monde voulons-nous habiter ?
Ma grand-mère aimait jardiner, dans son jardin pierreux, au cœur du Limousin, entourée d’une forêt inquiète, dont s’échappaient une biche, un sanglier, une chouette. Les roses étaient trop aimables pour qu’elle les aime. Mon autre grand-mère en avait des dizaines, mais celle-ci, non. Elle préférait les orties, dont elle faisait des soupes et des onguents.
La parole contée, réservée à l’intimité, aux femmes entre elles, aux femmes avec les enfants, devient si facilement du chant. Chants alpins d’Ivana jardinant, que reprennent les autres femmes, comme ma grand-mère aux roses chantait Auprès de ma blonde en cuisinant et ma mère Il était un petit navire avant de dormir. La grand-mère que j’ai perdue ne savait pas chanter, elle demandait à nous, ses petits-enfants, de chanter pour elle, et avec ma cousine on entonnait Biquette, biquette à tue-tête.
Donata aussi sait raconter, mais elle raconte des histoires plus anciennes. Elle me raconte l’Italie, pays de saints, poètes et marins, comme ma mère me racontait, bercée par la voiture, l’histoire des rois de France. Le tablier rempli de roses de Sainte Élisabeth, la roseraie de la Vierge Marie, le navire chargé de roses et de thés accostant à l’île Bourbon, Joséphine abandonnée à la Malmaison se passionnant pour la reine des fleurs.
Rose signifie silence, me dit-elle. Silence choisi et partagé, encore plus intime que la parole, scellée dans sa corolle. Sub rosa dicta velata est, on ne révèlera pas ce qui a été dit sous la rose. Symbole au-dessus du confessionnal. Rose signifie la femme, sa grâce et ses souffrances, incarnée en Marie. Rose rouge qui perce son doigt et le sang perle annonçant celui de son fils sur la Croix. Rosaire de nos prières. Grand-mère, née le 8 mars, jour de la fête des femmes et qui en retirait une telle fierté.
Il paraît, Dante l’a dit, que le paradis est une rose. Imaginez qu’à chacun de nous un pétale est réservé. Je ne crois pas que ma grand-mère aurait aimé, mais un jardin, oui, un jardin d’herbes qui brûlent, à l’orée d’une forêt dense et secrète.

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