
Nettoyer les roses du sec et du fané. La maladie les blanchit, la mort les noircit, tandis qu’un rouge sombre signale les tiges neuves : elles s’élancent comme des veines de sang frais, muscle se développant à l’air libre, éprouvant sa force contre toutes les herbes qui l’entravent. Enlever les feuilles rongées par les chenilles et les fleurs dispersées qui découvrent leur fruit gonflé de semence – cynorhodon, dit-on. Couper un centimètre au-dessus du premier rameau à cinq feuilles, de son bourgeon naissant, afin d’encourager une nouvelle pousse, mais la taille dépend du type de rose, parfois les fruits sont aussi beaux que les fleurs et ce sont eux qu’il faut mettre en valeur.
Les roses m’ont enseigné bien des choses. Parmi elles, que la perfection n’est pas artificielle, il n’y a rien de plus naturel que la perfection, ou plutôt que l’aspiration à la perfection. Chaque fleur nous raconte cet accomplissement, dans les moindres détails, avec la régularité du cristal, mais dans une matière vivante, animée, pensante. Il faudrait le transposer à la littérature : si le style parvenait à cette perfection, loin de trahir la vie, il lui serait si fidèle qu’il la multiplierait, rendant plus vivant celui qui le lirait. Je l’imagine comme un bruit de cascade : fluide et sonore, à la fois transparent et travaillé, nous transportant vers de nouvelles contrées.
Dans l’art, toute une tradition se consacre à la perfection que nous enseigne la nature. On la trouve dans la Renaissance italienne. Peut-être que je ne l’ai comprise qu’en vivant en Italie, comme si elle tenait de quelque esprit du lieu. Dans la cuisine, le jardinage, le bricolage, l’apparence, dans tout le quotidien, ceux que je fréquente font preuve de minutie et d’attention, rien n’est laissé à la paresse, à l’à peu près, la perfection est recherchée dans le geste autant que dans son résultat, et elle ne corsète pas la vie, mais la magnifie. Je crains que le nihilisme d’aujourd’hui n’ait raison de cet esprit (ou l’économie de l’efficacité au plus bas prix, la dénonciation d’une pseudo-bourgeoisie, le relativisme des valeurs, l’utilitarisme sans âme, nous avons le choix des moyens de destruction). À quoi bon, pense-t-on. Pourquoi se donner tant de mal ? Surtout pour ce qui est périssable. Les Italiens avaient alors et ont encore une seule réponse, la seule qui vaille : pour la beauté. La beauté du monde, telle est notre responsabilité.
La taille d’été est une taille du matin, le plus tôt possible, avant le chant des cigales célébrant la chaleur. Sans qu’on y pense, deux groupes se forment, hommes et femmes séparés. Plus grands et robustes, ils s’occupent des arches et des galeries. Aldo parle à Leo, sans discontinuer, et Leo ne répond rien, il n’en a pas l’opportunité, il écoute, ou peut-être fait-il semblant d’écouter, comment écouter sans discontinuer. Ivana sourit en les regardant, remarquant qu’elle ne savait pas écouter avant de lire Carl Rogers. Elle vient d’avoir 70 ans et nous invite à prendre un café pour fêter. On croit que les roses ne plaisent qu’aux femmes, mais il y a là un homme, brusque et bourru, à l’impératif facile, que je ne vois sourire que lorsqu’il parle des roses. Sa femme portera ce dimanche, pour un mariage slovène traditionnel, une robe confectionnée il y a 200 ans, et Ivana me dit qu’on ira, mais rien que pour manger des strukli, avec la ricotta, qu’on adore elle et moi. Elle en profite pour raconter mon mariage : « elle portait une robe courte et des chaussures plates », sobriété qui étonne dans ce pays où les mariées sont des princesses, mais pourquoi symboliser le mariage par des entraves, alors que l’amour amplifie le mouvement et déplace les mondes.
Nous reprenons le travail. La rose que je choisis s’appelle Astronomie. Je l’ai découverte dans la roseraie de Bagatelle, ma sœur préférait les pivoines et les paons. Des religieuses traversèrent en courant la pelouse du pique-nique, dans leur robe rigide, sur leurs sandales élastiques. Pourquoi aime-t-on autant rester entre femmes ? Qu’y a-t-il entre nous ? Un sentiment de protection et de familiarité, une douceur dans l’endurance, une solidarité qui vient de la gravité qui nous est infligée (grossesse se dit gravidanza en italien).
Astronomie n’a pas perdu sa sauvagerie, l’air effronté de l’églantier, fille de la ronce erratique et rapace, mais en plus souple, gentille, apprivoisée – peu d’épines sur des tiges mobiles. Elle doit tenir son nom de ses fleurs étoilées. Dans l’ombre verte, il faut de l’attention pour discerner les ramifications, et j’en ai peu. Mon esprit ressemble à l’abeille qui bourdonne autour de mes mains : ici et ailleurs, pensant plus d’une chose à la fois et aucune bien. L’orage menace, pliant les tiges, dispersant les pétales. Étoiles friables, comme de papier, souhaits timides, désir fragile. Midi approche, les cigales ne chantent toujours pas, les moustiques les remplacent. Je suis la dernière, seule avec un passant qui s’informe de la rose bleue, existe-t-elle ? Non, la violette tout au plus. On n’arrive pas à priver la rose de son rouge, de sa pointe de sang, et c’est tant mieux.

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