Taille d’hiver

La taille d’hiver s’achève. Drastique, radicale. Profitant du sommeil des roses, nous préparons leur réveil. Les règles sont simples et implacables : enlever le mort et le malade, privilégier le jeune au vieux, mais le jeune déjà vigoureux, entre deux jeunes préférer le fort au faible. Il faut réduire la plante dont l’énergie s’est dispersée à force de pousser, la ramener à hauteur de genou, parfois plus bas, pour qu’elle reprenne sa croissance avec l’élan d’origine et multiplie ainsi le nombre et la splendeur de ses fleurs. Nous la blessons à son hibernation afin qu’elle ait le temps de cicatriser avant de consacrer toute sa lymphe à la floraison.

Chacune a sa propre loi de croissance et nécessite une taille adaptée à sa variété et sa position – grimpante ou buissonnante, florissant en grappes ou par solitaires, à structure de flûte ou de filet, escaladant un arc, une grille, un mur, depuis combien de troncs, située dans un parterre ou au bord d’un chemin, avec quel voisin et sous quel vent. Il faut comprendre sa forme pour la remodeler. Dans la broussaille, nos ciseaux démêlent une figure qui se révèlera au printemps – et la moindre erreur y sera éclatante. Ainsi, des ronces nous faisons des roses.

J’empêche les frottements entre les tiges hérissées d’épines, j’arque les branches fixées au mur et les agrémente d’éperons, je creuse les buissons et les amène à se développer autour de ce vide intérieur. Ne pas trop réfléchir et ne plus oser rien faire. On comprend en coupant, on découvre en débroussaillant. L’architecture du rosier se révèle peu à peu. De préférence, être deux, pour mieux penser et décider, voir depuis plusieurs angles. Mais j’aime le tête-à-tête avec la plante, le dialogue inconscient avec les choses, quand cette parole qui m’a été donnée par les humains je l’adresse à tout ce qui n’est pas eux. Vacances de mes semblables et de moi-même. Comme si la parole ne trouvait sa véritable vocation qu’en étant destinée à ceux qui la désertent.

Partout l’épine, fine ou trapue, touffue ou clairsemée, droite comme une canine ou courbe comme une griffe. Malgré les protections, elles déchirent les vestes, les pantalons, les écharpes, les bonnets. Le front saigne ou les chevilles. Au retour, il en reste une dans la cuisse ou le pouce qu’on doit retirer à la pince à épiler. Leçon de résistance des roses. Si ce n’est l’épine, c’est le bois qui refuse de céder. Il faut aiguiser le sécateur, s’équiper de tenailles, recourir à la scie. Le bois des roses est rose. En son centre, neuf et vif, il est rose autant que ses pétales.

L’hiver, je ne sais quelles roses j’espère, leur nom me le suggère, je ne connais que leur matière première. Descendant des montagnes, le vent laisse sur les lèvres une saveur de neige. Il écorche à son tour le visage et les mains. Et la coupe, à quelle distance du bourgeon que l’on souhaite encourager ? Inclinée pour le protéger de la pluie ou parallèle au sol, tout en sachant que la branche elle-même est inclinée et le bourgeon sera protégé par mouvement naturel ? Les botanistes en débattent, parmi nous en italien, puis entre eux en slovène, ils citent des articles, commentent les dernières découvertes. Quelqu’un intervient en triestin. Je n’y comprends plus rien, mais j’ai déjà tranché, j’écoute toujours le plus âgé, si poli, patient, lettré. Il me semble savoir comment cicatriser.

Le froid n’en finit pas. Pourtant les cerisiers fleurissent, tous les cerisiers de la ville, le long des rues, dans les jardins privés. Donata me demande ce que j’écris, elle voudrait le lire. Curieuse résistance de ma part alors qu’elle avait aimé Contre la mort au point de m’en parler les larmes aux yeux et que je lui fais entièrement confiance, plus qu’à tous les inconnus qui peuvent me lire ici. Je me demande si je n’écris pas pour les roses, pour les choses, pour personne et ce site m’en donne l’illusion, dans l’adresse d’internet à tous les vents du monde. Mais il faut que je fasse attention à ne pas devenir plus ronce que rose. Je lui dis oui, bien sûr. J’attends le printemps.

Un cerisier, la nuit

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Commentaires

2 réponses à « Taille d’hiver »

  1. Avatar de litteraturemonamour

    Je me dis qu’écrire pour les roses, ce n’est pas si mal (quitte à devenir un peu ronce, mais la ronce est une sacrée combattante, il y a pire comme comparaison). Belle et douce journée !

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Oui, c’est une chance de vivre en leur compagnie, je vais essayer d’en prendre de la graine 😉 Belle journée !

      Aimé par 1 personne

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