Je m’étais promis de ne pas parler de la guerre, ou de ne placer qu’une page blanche, comme une minute de silence. L’écriture donne cette mauvaise habitude de dire ce que l’on pense et l’on pense tant de sottises.
La guerre consacre le règne de la force. Pour la droite, la force est la loi qui régit les rapports entre les pays et les personnes, bien qu’elle puisse être modérée par la morale, et la nation doit se défendre et s’affirmer, pour dominer les autres nations ou du moins les dissuader de la dominer. Pour la gauche postmoderne, la force est la loi de l’Occident et les autres civilisations ou continents se contenteraient d’y résister, sans jamais prendre l’initiative, et si l’Occident renonce à la force, nous vivrons tous en paix. Pour la gauche progressiste, la force n’est qu’un stade de l’humanité, peu à peu dépassé par la modernité, à présent arriéré, ce qui l’amène implicitement à faire de l’Occident un modèle pour les autres civilisations.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie sortira peut-être les postmodernes de leur monde parallèle, mais ils trouveront sûrement le moyen de donner la faute à l’Occident. Ils ne veulent surtout pas se réveiller de leur rêve où ils ont investi toutes leurs passions. Les progressistes ne verront dans cette entreprise que folie et inconscience, tant elle va à l’encontre de leur idée du sens de l’histoire, de la destinée des hommes. Et la droite dira avec aplomb qu’elle avait toujours eu raison.
De ces interprétations, sans surprise, la postmoderne est la plus invraisemblable. Mais la progressiste se trompe en croyant que la force puisse disparaître de la planète et ne plus jouer aucun rôle dans nos relations, comme la droite se trompe en estimant qu’elle est le facteur unique ou principal à prendre en compte. La force semble la seule loi de notre monde quand nous le regardons de loin, grossièrement, dans son ensemble. Dans le détail, la proximité et la précision, elle disparaît au profit d’interactions bien plus complexes.
Chaque position politique tire sa légitimité de la nature des choses. Si la nature est régie par la force, alors la droite a raison, mais tout est nature, même la morale censée modérer la force, et il y a donc bien autre chose, comme un contre-règne, sous-jacent à celui de la force, tout aussi réel et résistant : ce sens obscur de la justice inscrit dans la structure des cœurs que même les plus impitoyables guerriers ne parviennent à broyer entièrement dans leur poitrine. Si la nature existe par la mesure et la proportion, dans la limite et l’équilibre – autre manière, tout aussi légitime, d’interpréter la détermination qu’expriment ses lois –, alors la gauche a raison, mais cette analyse n’exclut pas la force, dont l’énergie reste la matière première, pliée par d’autres contraintes afin d’instaurer une harmonie qui sache se maintenir.
Je ne diabolise pas la force. Elle n’est pas du côté du mal et la faiblesse du côté du bien. Les deux ont leur part de bien et de mal. Surtout, la force est nécessaire. Plus : elle est l’expression de la nécessité. Mais je distingue la force qui nous honore, celle qui bâtit un avenir, offre son appui et un abri à la faiblesse, préserve la beauté qui nous sauve et reconnaît dans la fragilité le cœur qui réchauffe ses mains et les rend plus habiles, plus adéquates, de la force qui nous déshonore, admiratrice de la brutalité, impatiente d’exercer sa cruauté, ne trouvant à s’accroître que dans une destruction de plus en plus poussée, méprisant tout ce qui plie sous la puissance, y compris pour finir elle-même. C’est la différence entre la vraie et la fausse grandeur. L’histoire les confond en en parlant dans les mêmes termes. Pourtant elles n’ont rien à voir. Je le sais sans enseignement, je le sais pour avoir vécu.
Votre commentaire