Nous voudrions ne pas porter de haine

Jaccottet est le poète de la respiration comme Artaud est celui de l’éructation. Il nous apprend à apprécier les pauses et les distances. Sa patience explore l’espace sans le remplir. Poésie aussi dense qu’aérée, où l’épaisseur des choses est leur transparence. Sagesse du retrait et de l’attention, autre nom de l’amour.

*

Nous voudrions garder la pureté,
le mal eût-il plus de réalité.

Nous voudrions ne pas porter de haine,
bien que l’orage étourdisse les graines.

Qui sait combien les graines sont légères,
redouterait d’adorer le tonnerre.

*

Le locataire

à Francis Ponge

Nous habitons une maison légère haute dans les airs,
le vent et la lumière la cloisonnent en se croisant,
parfois tout est si clair que nous en oublions les ans,
nous volons dans un ciel à chaque porte plus ouvert.

Les arbres sont en bas, l’herbe plus bas, le monde vert,
scintillant le matin et, quand vient la nuit, s’éteignant,
et les montagnes qui respirent dans l’éloignement
sont si minces que le regard errant passe au travers.

La lumière est bâtie sur un abîme, elle est tremblante,
hâtons-nous donc de demeurer dans ce vibrant séjour,
car elle s’enténèbre de poussière en peu de jours
ou bien elle se brise et tout à coup nous ensanglante.

Porte le locataire dans la terre, toi, servante !
Il a les yeux fermés, nous l’avons trouvé dans la cour,
si tu lui as donné entre deux portes ton amour,
descends-le maintenant dans l’humide maison des plantes.

*

Autre chose devrait être tenté peut-être, où trouvent accord non pas paisible mais vivant, légèreté et gravité, réalité et mystère, détail et espace. […] Discours vaste et fluide, aéré, dans lequel prennent place des joyaux de langage. Comme ce qui apparaît, de loin en loin, dans la brume. Ou alors on est penché sur une besogne modeste, et soudain on se rappelle la profondeur de l’espace et du temps.

*

À partir de l’incertitude, avancer tout de même […] Je marche faute de lieu, je parle faute de savoir […] Ne rien expliquer mais prononcer juste.

*

En particulier par défi à l’aplatissement des âmes. Non point les défroques des princes, des chevaliers, mais leur fierté, leur réserve. Il n’est pas de poésie sans hauteur. De cela au moins je suis sûr, et fort de cette assurance à défaut d’une autre force. Mais pas de châteaux : les rues, les chambres, les chemins, notre vie.

*

Fragilité têtue, fontaine persévérante : encore une fois le soir son bruit contre la mort, la veulerie, la sottise ; encore une fois sa fraîcheur, sa limpidité contre la bave. Encore une fois l’astre hors du fourreau.

*

L’air tissait de ces riens
une toile tremblante. Et je la déchirais,
à force d’être seul et de chercher des traces.

*

Toute fleur n’est que de la nuit
qui feint de s’être approchée

Mais là d’où son parfum s’élève
je ne puis espérer entrer
c’est pourquoi tant il me trouble
et me fait si longtemps veiller
devant cette porte fermée

Toute couleur, toute vie
naît d’où le regard s’arrête
Ce monde n’est que la crête d’un invisible incendie

*

Dans l’enceinte du bois d’hiver
sans entrer tu peux t’emparer
de l’unique lumière due :
elle n’est pas ardent bûcher
ni lampe aux branches suspendue

Elle est le jour sur l’écorce
l’amour qui se dissémine
peut-être la clarté divine
à qui la hache donne force.


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Commentaires

4 réponses à « Nous voudrions ne pas porter de haine »

  1. Avatar de duff john
    duff john

    Quels beaux poèmes !
    (On se réconcilierait presque avec l’humanité 🙂 )

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Heureuse de te les faire découvrir ! Et oui, il faut se réconcilier, rien que par amour pour Jaccottet 😉

      J’aime

  2. Avatar de Frog

    Il est difficile de commenter de tels poèmes. Ils se tiennent pour moi en ce lieu où la vérité et la beauté se touchent, qui est peut-être, en fait, le seul lieu où la beauté soit. Telles clarté et justesse sont pour moi un émerveillement inégalé. Et ton choix de poèmes est inspiré.

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Parfois, souvent, je ne me dis que ce blog et mon écriture en général n’apportent rien au monde et que je ferais mieux de consacrer plus utilement mon temps. Mais lorsque je lis des phrases comme celles-ci, elles redonnent sens non pas à ce que je fais, mais ce que je pourrais faire – mais comment y arriver à cette beauté-vérité ? Plus de travail ? N’est-ce pas plutôt une question de grâce, d’être, de qualité ou d’expérience intérieure ?
      En tout cas, ces phrases-là donnent de la vie et de la valeur à la vie. Elles sont inestimables et leur cristal pulvérise tout vain débat sur l’utilité ou l’inutilité de la littérature.

      Aimé par 1 personne

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