
Le débat a lieu entre au moins trois mouvements politiques : prohibitionniste, légaliste (par la libéralisation ou la réglementation) et abolitionniste. La prohibition souhaite interdire la prostitution, en criminalisant tous ses acteurs, dans les faits surtout les prostituées, qui corrompraient les mœurs. Libéralisation et réglementation proposent toutes deux de légaliser cette activité, avec ses intermédiaires (souteneurs, entremetteuses, maisons closes, sites et applications de rencontres et de rendez-vous). Si la réglementation souhaite encadrer son déroulement par des normes et des suivis, la libéralisation préfère ne pas introduire ces charges qui participeraient à la discrimination des prostituées. Enfin, l’abolition espère faire disparaître la prostitution, en criminalisant les intermédiaires, parfois les clients, mais pas les prostituées et en favorisant la réinsertion de celles-ci dans la société par des refuges et des formations, qui leur permettraient de ne plus avoir de rapports sexuels contre leur gré pour survivre. Elle recommande également une prévention destinée aux mineurs, puisque les prostituées le deviennent en général avant leur majorité, et une information auprès des clients au cas où ils ignoreraient la réalité de ce métier qui n’en est pas un.
Chacune de ces positions est philosophique autant que politique : elle suppose une certaine conception du sexe, du rapport entre les sexes et du rapport au corps, mais aussi, plus généralement, une certaine conception de la liberté, de la personne et de la société.
La prohibition, de tendance conservatrice, dénonce de manière traditionnelle dans la prostituée une menace contre l’ordre public, un sabotage du mariage, un avilissement des hommes comme des femmes, souvent avec une affiliation ou des références religieuses, tandis que la légalisation, de tendance progressiste, valorise dans la prostituée la transgression des normes cishétéropatriarcales de la blanchité mâle capitaliste – hum – plus sérieusement, elle célèbre en elle une forme de libération de la femme, qui jouirait de son pouvoir de séduction afin de dominer les hommes qui l’ont asservie. Selon cette interprétation, l’interdiction porterait atteinte au droit des femmes à disposer de leur corps, de leur plaisir, de leur avenir.
Cependant, le mouvement légaliste est plus divers qu’il n’y paraît, des tendances contraires s’y rejoignent. Des masculinistes estiment que les hommes ont des pulsions sexuelles irrépressibles et que certaines femmes doivent être tenues à leur disposition pour préserver la paix des ménages et la sécurité des rues. Des malheureuses se trouvent ainsi sacrifiées à la fureur fantasmée d’une sacro-sainte virilité dont les autres femmes n’auraient plus à craindre les déchaînements ; et l’argent donné en compensation lave l’homme de sa faute en la transférant sur celle qui le reçoit et l’accepte. En vérité, la prostitution normalise la violence envers les femmes : si elle est un métier, le viol n’est qu’un vol (et même si elle la diminuait, je ne laisserais aucune femme être ainsi sacrifiée à ma sécurité, je m’associerais avec elle contre notre agresseur). J’ai aussi une plus haute idée des hommes que les masculinistes : je ne crois pas qu’ils soient ces prédateurs sans contrôle ni vergogne. Quant à l’argent, sa fonction magique n’opère pas sur moi.
De manière plus dépassionnée, des néolibéraux, ou libéraux tout court, soutiennent que chacun doit être libre de faire ce qu’il veut, surtout si cela produit des bénéfices, et l’industrie du sexe en fournit des faramineux. En pleine expansion, entre ubérisation et oligopolisation de ses services, elle exploite la traite internationale des femmes et des enfants qui se développe avec la féminisation de la pauvreté et de la migration. Gagnant en puissance économique, elle gagne en puissance politique et sa propagande se retrouve de plus en plus dans les médias et sur les réseaux. La promotion de la prostitution, adressée en particulier aux jeunes filles, se propage même sur les campus des universités. Ne vaut-il pas mieux se prostituer que de mourir de faim ? remarquent-ils, ce à quoi Rachel Moran, ex-prostituée, répond crûment : « ne diriez-vous pas que, si une personne ne peut pas s’acheter à manger, la chose la plus appropriée à mettre dans sa bouche est de la nourriture et pas votre bite ? »
Enfin, des anarchistes et soi-disant marxistes, dont la pensée reste difficile à saisir, sans doute parce qu’elle est absente, semblent croire que la prostitution n’est une exploitation que sous régime capitaliste ou dans les pays occidentaux – ailleurs ou autrefois, la prostitution ne pose apparemment aucun problème, être vendue au temple ou au marché dès l’enfance pour une vie de viols ne comprend aucune violence. Ils vont même raconter que la prostitution est une protestation anticapitaliste : vendre son corps, en entier ou par morceaux, c’est une libération dont personne n’avait jamais eu l’idée jusqu’à présent, la révolution woke de l’année. La violence vient de l’État qui légifère ou de la société qui discrimine, jamais du proxénète ou du client, coupables pourtant de la contrainte, des coups et des meurtres des prostituées. Une vérité cependant dans ce discours surréaliste : la marchandisation des femmes s’est empirée avec le capitalisme. Celui-ci les a déshumanisées davantage, en accélérant les cadences de manière fordiste. Les entrepreneurs des bordels obligent leurs employées à multiplier les clients à la journée et les laissent sur le pavé lorsqu’elles ne servent plus, que la demande manque, tout ceci pour maximiser les profits.
Quoi qu’il en soit, prohibition et légalisation partent du même postulat : la prostitution est une question de choix, la responsabilité de la concernée, qui l’exerce en toute liberté, et comme la responsabilité entraîne un jugement, négatif ou positif, la figure de la prostituée se trouve diabolisée ou idéalisée, selon le point de vue.
L’abolition considère au contraire que la prostitution n’est pas un choix, puisque c’est le choix de celles qui n’ont pas le choix. Nombreuses sont prisonnières de la traite des êtres humains, donc réduites en esclavage, et presque toutes sont contraintes par la misère et conduites à ce sort par une longue accoutumance à la maltraitance. L’écrasante majorité souhaite sortir de la prostitution (92-95 %) et n’y parvient pas faute de moyens – si la prostitution enrichit ses intermédiaires, elle entretient la misère de celles qui la pratiquent. La plupart (par exemple, 82-85 % au Canada) ont subi des violences sexuelles pendant l’enfance, notamment l’inceste. Leurs taux vertigineusement élevés de suicide, d’alcoolisme et de toxicomanie, la fréquence des agressions et des meurtres à leur encontre, la prégnance du trouble de stress post-traumatique, la basse espérance de vie (34 ans) et l’entrée très jeune dans la prostitution (moyenne de 14-15 ans dans les pays d’Europe et d’Amérique du Nord, bien plus jeune sur le reste de la planète), autant de données qui permettent aux abolitionnistes d’affirmer que la prostitution n’est pas un choix, que les prostituées sont des victimes – et les autres mouvements leur reprochent justement leur vision victimaire de la prostitution. Notons au passage que ces données ne changent pas dans les pays où la prostitution est légale, qu’elle soit ou non encadrée par des règles et des enregistrements. Par ailleurs, dans les pays réglementaristes, très peu de prostituées décident de renseigner leur activité (parce qu’elles sont sans papiers, en situation d’irrégularité) et elles se trouvent criminalisées pour leur illégalité, tandis que le proxénétisme prospère.
Le mouvement abolitionniste soutient que la prostitution est une violence en soi. La distinction entre consentie et forcée n’a pas de pertinence. Notre corps n’est pas une blouse qu’on peut laisser au vestiaire : il est notre être le plus profond bien qu’il semble le plus superficiel. Quel que soit le cadre ou le contexte, la prostitution reste un viol monnayé, un acte sexuel auquel on se soumet sous la contrainte (pression financière, menace physique, emprise psychique allant jusqu’à la dépersonnalisation), sans ressentir le moindre désir, par dissociation d’avec soi (ses sensations, ses émotions). Violence des hommes contre les femmes, puisqu’en général, les prostitueurs sont des hommes et les prostituées des femmes (les chiffres varient, mais plus de 90 % des prostitueurs sont des hommes et plus de 80 % des prostituées sont des femmes). Mais n’oublions pas les enfants, en majorité des filles. La prostitution se nourrit de la pédocriminalité. Pensons aussi aux garçons et aux hommes féminisés, travestis ou transsexuels, parfois contre leur volonté. Pour beaucoup anciennes prostituées, se qualifiant de survivantes, les abolitionnistes décident de faire porter la responsabilité (et donc la culpabilité, la faute, la honte) à l’exploiteur et non à l’exploité. Elles ne décrivent pas le sexe comme dégradant ou corrupteur (ce que fait le mouvement de prohibition), ni comme émancipateur et épanouissant (ce que dit le mouvement de légalisation). Il peut être l’un ou l’autre, la plus grande douleur ou le plus grand plaisir, à l’image de l’amour, qui touche au plus intime. Tout dépend de comment il a lieu. Si le désir est là, et la sécurité, la réciprocité, etc. Position de simple bon sens.
Les abolitionnistes remarquent enfin que la prostitution concerne toute la société, parce qu’elle change le rapport entre les sexes, en accoutumant au marchandage et à la maltraitance des femmes dans l’indifférence générale. Il s’agit de défendre l’inviolabilité de la personne qui ne peut pas être vendue et de récuser la toute-puissance de l’argent qui ne peut pas tout acheter. À l’exploitation des femmes et des enfants se superpose ici celle de l’extrême pauvreté et des colonisés. Les plus cruels rapports de force s’exacerbent dans celui-ci. Dans tous les pays, les minorités ethniques sont surreprésentées dans la prostitution, tandis que le tourisme et la traite sexuels réactivent les stéréotypes racistes. L’histoire des conquêtes et des occupations est aussi celle de l’asservissement sexuel. Par exemple, en Thaïlande, la prostitution s’est développée pour répondre à la demande de l’armée américaine alors en guerre avec le Vietnam. Loin de représenter un féminisme blanc, comme prétendent ses détracteurs, l’abolition est portée par des femmes de toute origine, avec une dominante indigène ou étrangère selon l’histoire du pays. En Europe occidentale, les prostituées viennent principalement d’Afrique de l’Ouest, d’Europe de l’Est et d’Asie du Sud-Est. Je précise que toutes leurs voix ont autant d’importance, je ne regarde pas leur couleur de peau pour les hiérarchiser – évidence qu’il faut malheureusement rappeler car il est à la mode, dans certains cercles féministes, de minorer la parole d’une femme si elle est blanche, même lorsqu’elle subit la pire des exploitations propres à notre condition.
Au sein du mouvement légaliste, quelques-uns ont voulu défendre les droits et l’autodétermination des prostituées. Certaines d’entre elles (une minorité) se déclarent en faveur de ce type de politique. Bien qu’on puisse douter de la liberté de leur parole, qui s’exprime parfois sous emprise, par contrainte ou par intérêt (elles peuvent passer d’exploitées à exploiteuses en se faisant entremetteuses, l’âge venant), malgré tout, il arrive que cette parole soit sincère et elle doit être prise en compte. Le discours abolitionniste a tendance à les traiter comme des mineures, il les blesse en ce qu’il les prive de leur agentivité et de leur lucidité : elles ne seraient pas conscientes ou maîtresses d’elles-mêmes et de leur vie. À l’inverse, l’idée du libre choix est attirante : elle permet de valoriser leur activité et les investit du pouvoir que, précisément, elles n’ont pas. Mais elles changent souvent d’avis, passant de la position réglementariste à l’abolitionniste.
Sans doute l’abolition désoriente-t-elle une grande partie de gens pour les mêmes raisons : il porte atteinte à notre foi fondamentale, l’idée que nous sommes libres et que cette liberté s’accomplit dans le choix, que notre identité se constitue précisément dans ce geste. En vérité, notre liberté est difficile à mesurer tant nous sommes déterminés par notre passé, nos passions, notre entourage et notre environnement ; et elle peut se manifester et s’amplifier autant dans le choix que dans le renoncement ou l’acceptation. Si je ne remets pas en question l’importance du libre-arbitre comme pierre de touche de la liberté, la multiplicité et la variété des choix qui s’offrent aujourd’hui dissimulent une privation toujours plus grande de liberté intérieure, de disponibilité de pensée, de marge d’action, d’émancipation de toutes sortes de conditionnement. Des sollicitations permanentes et intempestives monopolisent notre attention, manipulent nos impulsions, désorientent notre désir. Loin de s’adresser à notre liberté, elles la ligotent et la bâillonnent. Nous ne la reconnaissons plus, nous ne savons plus comment dialoguer avec elle. Enfin, la réduction de la personne à l’individu isolé et de la liberté au choix comme optionalité empêche de percevoir l’ensemble où nous nous insérons et prenons sens.
Pour revenir à notre sujet, les légalistes ont parfois de bonnes intentions, mais les résultats catastrophiques de la politique réglementariste, aux Pays-Bas, en Allemagne, en Suisse, amènent nombre d’entre eux à changer d’avis aujourd’hui. Le débat reste difficile à aborder, il tourne vite au conflit, parce que, du côté des féministes, il concerne les femmes en proie à la plus grande violence, physique, psychique et symbolique, qui se trouvent à la fois agressées et stigmatisées (« pute » et « fils de pute » comptent parmi les insultes les plus communes) et que, du côté des masculinistes, il remet en question le premier des privilèges masculins, dont dérivent tous les autres : le pouvoir de disposer des femmes, de les échanger et les marchander. Pour sortir de la confrontation entre différents témoignages de prostituées, je conseille d’aller consulter les témoignages des clients : leur manque patent d’empathie qui va jusqu’au sadisme conscient change l’idée généralement répandue de l’homme en peine qui cherche à se consoler de sa solitude.
Le féminisme radical, dont j’ai déjà exposé les positions sur d’autres sujets, participe au mouvement abolitionniste, tandis que le féminisme libéral queer (soit l’antiféminisme en vogue ces derniers temps) se revendique du légalisme, de préférence sans réglementation. L’option légaliste mérite d’être examinée, elle n’est pas toujours le fait de la malveillance ou de l’ignorance. Elle considère la prostitution comme un mal inévitable et qu’il vaut mieux encadrer afin de limiter les abus. Son analyse permet de rendre compte de la complexité de la situation, de nuancer une abolition trop brutale qui ferait plus de mal que de bien, de trouver une solution qui ne dérive pas vers la prohibition – où la prostitution perdure de manière clandestine. L’important n’est pas d’interdire, mais de permettre à celles qui le désirent d’en sortir et de tarir la demande qui alimente leur aliénation. En même temps, la légalité risque de saboter les possibilités de sortie : si la prostitution est un métier comme un autre, pourquoi quelqu’un (ici l’écrasante majorité) voudrait-il en sortir et pourquoi la société devrait-elle consacrer des ressources pour l’y aider ? Enfin, l’abolition de la prostitution, comme celle de l’esclavage, me semble un combat à mener sans discontinuer plutôt qu’une bataille à remporter une fois pour toutes, car la misère crée sans cesse les conditions du travail forcé.
Du côté des militants queers, le débat est rarement aussi élaboré et je ne trouve aucun argument dans leurs déclarations parfaitement idiotes contre les féministes radicales qui seraient, selon leurs dires, « putophobes » et « antisexe ». Il suffit de mener quelques recherches pour comprendre qu’ils défendent en fait les droits des proxénètes et les profits de leur industrie sous couvert d’associations de travailleuses du sexe. Leur façon d’insulter les prostituées est révélatrice : ils ne cessent de les traiter de « putes » tout en prétendant faire entendre leur voix. Quant à cette manie de traiter de phobie toute position politique différente de la leur… Incapables de formuler trois mots, il ne leur reste que ce cri. Je n’ai qu’une phobie, puisqu’il faut l’avouer, la bêtisophobie, une condition difficile à vivre à notre époque.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la prostitution, ceci n’est qu’une introduction. Mes chiffres viennent principalement du manifeste Abolir la prostitution de Richard Poulin, je recommande les sites des associations Coalition Abolition Prostitution (internationale) et Collectif Abolition Porno Prostitution (française), ainsi que le Mouvement du Nid, et je laisse la parole à Andrea Dworkin :
« C’est un grand honneur pour moi que d’être ici aujourd’hui avec mes amies et mes paires, mes sœurs au sein de ce mouvement. Mais je ressens aussi d’énormes déchirements à être ici, parce qu’il est très difficile de penser à ce qu’on peut dire de la prostitution dans un cadre universitaire.
Les a priori du monde universitaire arrivent à peine à imaginer la réalité de la vie des femmes en prostitution. La vie universitaire a pour prémisses la notion qu’il existe un demain et un surlendemain et une journée après cela ; ou que l’on peut se mettre à l’abri du froid et étudier ; ou qu’il existe un certain discours à propos des idées et qu’on dispose d’une année de liberté où exprimer des désaccords sans risquer sa vie. Ces prémisses sont la réalité quotidienne des personnes qui étudient ou qui enseignent ici. Mais elles sont l’antithèse même de la vie des femmes qui sont en prostitution ou qui y ont été.
Si vous avez été en prostitution, vous n’avez pas demain à l’esprit parce que demain, c’est très très loin. Vous ne pouvez pas tenir pour acquis que vous serez encore vivante dans la minute qui vient. Vous ne le pouvez pas et vous ne le faites pas. Si vous le faites, vous êtes stupide, et être stupide dans le monde de la prostitution, c’est être blessée, c’est être morte. Aucune femme qui est prostituée ne peut se permettre d’être stupide au point de tenir demain pour acquis.
Je ne peux réconcilier ces différentes prémisses. Je peux seulement vous dire que les prémisses de la femme prostituée sont les miennes. C’est sur leur base que j’agis. C’est sur elles que mon travail est basé depuis toutes ces années. Je ne peux pas accepter – parce que je ne peux pas croire – les prémisses du féminisme issu de l’université : le féminisme qui dit que nous allons écouter toutes les parties, année après année, et qu’ensuite, un jour, dans l’avenir, par quelque processus que nous n’avons pas encore trouvé, nous allons décider de ce qui est juste et de ce qui est vrai. Cela n’a aucun sens pour moi. On me dit que cela a du sens pour beaucoup d’entre vous. Je parle par-delà le plus vaste fossé culturel de ma vie. Il y a vingt ans que j’essaie d’être entendue de l’autre côté de ce fossé, avec un succès que je qualifierais de marginal.
Je veux nous ramener aux éléments de base. La prostitution : qu’est-ce que c’est ? C’est l’utilisation du corps d’une femme pour du sexe par un homme ; il donne de l’argent, il fait ce qu’il veut. Dès que vous vous éloignez de ce que c’est réellement, vous vous éloignez du monde de la prostitution pour passer au monde des idées. Vous vous sentirez mieux ; ce sera plus facile ; c’est plus divertissant : il y a plein de choses à discuter, mais vous discuterez d’idées, pas de prostitution. La prostitution n’est pas une idée. C’est la bouche, le vagin, le rectum, pénétrés d’habitude par un pénis, parfois par des mains, parfois par des objets, pénétrés par un homme et un autre et encore un autre et encore un autre et encore un autre. Voilà ce que c’est.
Je vous demande de penser à vos propres corps si vous arrivez à vous abstraire du monde que les pornographes ont créé dans vos esprits, celui où flottent en aplat, sans vie, des bouches, des vagins et des anus de femmes. Je vous demande de penser concrètement à vos propres corps, utilisés de cette façon. Est-ce sexy ? Est-ce agréable ? Les gens qui défendent la prostitution et la pornographie veulent que vous ressentiez un petit frisson pervers à chaque fois que vous pensez au fait de plonger un objet dans une femme. Je veux que vous ressentiez ces tissus délicats que l’on maltraite ainsi. Je veux que vous ressentiez ce qu’on ressent quand cela se produit encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore ; parce que c’est cela la prostitution. La répétition vous tuera si ce n’est pas l’homme qui le fait.
Voilà pourquoi – du point de vue d’une femme qui est en prostitution ou d’une femme qui a été en prostitution – les distinctions que font d’autres gens entre l’événement qui a lieu au Plaza Hotel et celui qui a lieu à un endroit moins élégant ne sont pas les distinctions qui comptent. Ces perceptions sont irréconciliables, leurs prémisses sont irréconciliables. Pourtant, dites-vous, les circonstances doivent bien avoir de l’importance. Non, elles n’en ont pas, parce que nous parlons de l’utilisation de la bouche, du vagin et du rectum. Les circonstances n’atténuent pas, ne modifient pas ce qu’est la prostitution.
Alors, plusieurs d’entre nous disons que la prostitution est intrinsèquement violente. Je tiens à être claire : je vous parle de la prostitution en soi, sans autre violence, sans violence supplémentaire, sans qu’une femme soit frappée, sans qu’une femme soit bousculée. La prostitution à elle seule constitue de la violence contre le corps d’une femme. Celles d’entre nous qui disons cela sont accusées de simplisme. Mais la prostitution est très simple. Et si vous ne la regardez pas simplement, vous ne la comprendrez jamais. Plus vous viserez une pensée complexe, plus vous prendrez vos distances avec la réalité – plus vous serez en sécurité, plus vous serez heureuses, plus vous aurez de plaisir à discuter du thème de la prostitution. Dans la prostitution, pas une femme ne demeure entière. Il est impossible d’utiliser un corps humain de la façon dont le corps des femmes est utilisé en prostitution et qu’il y ait encore un être humain entier au bout du compte, ou au milieu ou près du début. Et pas une femme ne redevient entière plus tard, après. Les femmes qui ont été violentées dans la prostitution ont des choix à faire. Vous avez vu ici des femmes très courageuses faire certains choix très importants : utiliser ce qu’elles savent, essayer de vous communiquer ce qu’elles savent. Mais personne ne redevient entière parce qu’on vous enlève trop quand l’invasion a lieu à l’intérieur de vous, quand la brutalité a lieu sous votre peau. Chacune d’entre nous essaie si fort de communiquer aux autres cette douleur. Nous plaidons, nous tentons des analogies. La seule analogie qui me vienne à l’esprit concernant la prostitution est que ça ressemble plus à un viol collectif qu’à quoi que ce soit d’autre.
Oh ! dites-vous, mais le viol collectif, c’est tout à fait autre chose ! Une femme innocente déambule dans la rue et elle est agrippée par surprise… Toutes les femmes sont cette femme innocente. Toutes les femmes sont agrippées par surprise. Une prostituée est, dans sa vie, agrippée par surprise encore et encore et encore et encore. Son viol collectif est ponctué par un échange d’argent, c’est tout. C’est la seule différence. Mais l’argent a une qualité magique, n’est-ce pas ? Vous donnez de l’argent à une femme et, soudain, quoi que vous lui ayez fait, elle l’a voulu, elle l’a mérité. Pourtant, nous comprenons la dynamique du travail masculin. Nous comprenons que les hommes font des choses qu’ils n’aiment pas en échange d’un salaire. Lorsque les hommes vivent un travail d’usine aliénant, nous ne disons pas que l’argent transforme l’expérience pour eux de sorte qu’ils ont aimé cela, qu’ils ont eu du plaisir et, en fait, qu’ils n’aspiraient à rien d’autre. Nous voyons la routine, l’absence d’horizon ; nous reconnaissons que la vie d’un homme devrait sûrement valoir mieux que cela.
La fonction magique de l’argent est genrée, en ce sens que les femmes ne sont pas censées avoir de l’argent, parce que, quand les femmes ont de l’argent, on présume que les femmes peuvent faire des choix, et un des choix que peuvent faire les femmes est celui de ne pas être avec les hommes. Et si les femmes font le choix de ne pas être avec eux, alors les hommes seront privés du sexe auquel ils ont le sentiment d’avoir droit. Et s’il est nécessaire que toute une classe de personnes soit traitée avec cruauté, indignité et humiliation, placée en condition de servitude, pour que les hommes puissent avoir le sexe auquel ils pensent avoir droit, alors c’est ce qui arrivera. Voilà l’essence et le sens de la domination masculine. La domination masculine est un système politique.
Il est toujours extraordinaire, quand on regarde cet échange d’argent, de réaliser que dans l’esprit de la plupart des gens, l’argent vaut plus que la femme. Les dix dollars, les trente dollars, les cinquante dollars valent beaucoup plus que sa vie entière. L’argent est réel, plus réel qu’elle. L’argent permet à l’homme d’acheter une vie humaine et d’effacer son importance de tous les aspects de la reconnaissance civique et sociale, de la conscience et de la société, des protections de la loi, de tout droit de citoyenneté, de tout concept de dignité humaine et de souveraineté humaine. Cinquante maudits dollars permettent à n’importe quel homme de faire cela.
Si vous deviez chercher une façon de punir les femmes d’être des femmes, la pauvreté suffirait. La pauvreté est dure. Elle fait mal. Ces salopes regretteraient d’être des femmes. C’est dur d’avoir faim. C’est dur de ne pas avoir un logis vivable. On se sent vraiment désespérée. La pauvreté est toute une punition. Mais la pauvreté ne suffit pas, parce que la pauvreté à elle seule ne fournit pas aux hommes un bassin de femmes à baiser sur demande. Si affamées que soient les femmes, la pauvreté ne suffit pas à créer ce bassin de femmes. Alors, dans différentes cultures, les sociétés s’organisent différemment pour obtenir le même résultat : non seulement les femmes sont-elles pauvres, mais la seule chose de valeur que possède une femme est ce qu’on appelle sa sexualité, qui, en même temps que son corps, a été transformée en produit marchand. Ce qu’on appelle sa sexualité devient la seule chose qui ait de l’importance ; son corps devient la seule chose que quiconque veuille acheter.
On peut alors formuler un a priori : on peut tenir pour acquis que si elle est pauvre et a besoin d’argent, elle vendra du sexe. L’a priori peut être faux. L’a priori ne crée pas à lui seul le bassin de femmes prostituées. Il faut plus que cela. Dans notre société, par exemple, dans la population des femmes qui sont aujourd’hui prostituées, il y a des femmes qui sont pauvres, issues de familles pauvres ; elles ont aussi été victimes d’agressions sexuelles dans l’enfance, d’inceste en particulier ; et elles sont maintenant sans abri.
L’inceste est la filière de recrutement. C’est là qu’on envoie la fille pour lui apprendre comment faire. Donc, bien sûr, on n’a à l’envoyer nulle part, elle y est déjà et elle n’a nul autre endroit où aller. On l’entraîne. Et l’entraînement est spécifique et il est crucial : on l’entraîne à ne pas avoir de véritables frontières à son propre corps, à être bien consciente qu’elle n’est valorisée que pour le sexe, à apprendre au sujet des hommes ce que l’agresseur, l’agresseur sexuel, lui apprend. Mais même cela ne suffit pas puisque, après l’entraînement, elle s’enfuit et se retrouve dans la rue, sans abri, itinérante. L’une ou l’autre de ces formes de destitution doit avoir lieu pour la plupart des femmes en prostitution.
J’ai beaucoup réfléchi, ces dernières années, à ce que signifie l’itinérance pour les femmes. Je crois qu’il s’agit, littéralement, d’une condition préalable, comme l’inceste et la pauvreté aux États-Unis, servant à créer une population de femmes qui peuvent être prostituées. Mais être sans abri a un sens plus vaste. Demandez-vous où n’importe quelle femme dispose réellement d’un abri. Aucune enfant n’est à l’abri dans une société où une fillette sur trois va être agressée sexuellement avant d’atteindre dix-huit ans. Aucune épouse n’est à l’abri dans une société où des statistiques récentes semblent indiquer qu’une femme mariée sur deux est violentée ou l’a déjà été. Nous sommes les ménagères, nous aménageons et entretenons des abris, mais nous n’y avons pas droit nous-mêmes. Je crois que nous avons eu tort de dire que la prostitution était une métaphore de ce qui arrive à toutes les femmes. Je crois que c’est vraiment l’itinérance qui est cette métaphore. Je crois que chaque femme est dépossédée d’un lieu de vie qui soit sécuritaire, qui lui appartienne en propre, un lieu de souveraineté non seulement sur son propre corps mais sur sa vie sociale concrète, que ce soit en famille ou entre amies. Dans la prostitution, une femme demeure sans abri.
Mais il y a quelque chose de très particulier au sujet de l’état de prostitution, quelque chose que j’aimerais aborder avec vous.
Je veux souligner que dans ces conversations, ces discussions au sujet de la prostitution, nous cherchons toutes un langage. Nous cherchons toutes des façons de dire ce que nous savons et aussi de découvrir ce que nous ne savons pas. Il existe dans la classe moyenne un a priori selon lequel on sait tout ce qui vaut la peine d’être su. La plupart des femmes prostituées ont pour a priori, elles, que l’on ne sait rien qui vaille la peine d’être su. En fait, ni l’une ni l’autre de ces prémisses ne sont vraies. Ce qui importe ici, c’est de tenter d’apprendre ce que sait la femme prostituée, parce que cela a une valeur immense. Ce qu’elle sait est vrai et cela a été dissimulé. Cela a été dissimulé pour une raison politique : l’apprendre, c’est se rapprocher un peu d’une façon de démanteler le système de domination masculine qui pèse sur nos vies à toutes.
[…]
Je vous demande de faire de vous des ennemies de la domination masculine, parce que celle-ci doit être détruite pour que prenne fin le crime de la prostitution – le crime contre la femme, le crime contre les droits humains qu’est la prostitution. Et tout le reste n’a rien à voir : c’est un mensonge, une excuse, une apologie, une justification. Et tous les mots abstraits sont autant de mensonges – la justice, la liberté, l’égalité, ce sont des mensonges. Tant que des femmes sont prostituées, ce sont des mensonges. Vous pouvez redire ces mensonges et, dans cet établissement, on vous apprendra comment le faire ; ou vous pouvez employer votre vie à démanteler le système qui crée et puis qui préserve cette agression. Vous, une personne dotée d’une formation, pouvez vous ranger aux côtés de l’agresseur ou vous pouvez vous ranger aux côtés de la rebelle, la résistante, la révolutionnaire. Vous pouvez vous ranger avec votre sœur, à qui il fait cela ; et si vous êtes très brave, vous pouvez tenter de vous interposer entre lui et elle, de façon à ce qu’il doive vous passer sur le corps pour l’atteindre. Voilà, en passant, le sens d’un mot souvent mal utilisé, le mot choix. Voilà des choix. Je vous demande de faire un choix. »
Allocution prononcée en 1992 à la faculté de droit de l’université de Michigan et publié sous le titre « Prostitution et domination masculine » dans le recueil de textes Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas.
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