
Bien des gens ne voient pas l’intérêt ou l’utilité de la philosophie. Obscure matière que nous parcourrons en terminale, elle donne à ceux qui s’y spécialisent une autorité intellectuelle qui reste invérifiable et inspire en conséquence de la méfiance ou de l’admiration. On la perçoit comme l’équivalent de l’histoire des idées, ou une manière laïque de débattre de sujets métaphysiques, ou encore comme l’art de s’étonner, s’interroger, poser des questions et surtout les questions qui ne nous viendraient pas à l’esprit.
Que chacun la pratique comme il le souhaite. Mais je crois qu’elle est avant tout une méthode, une manière de former l’esprit, de le maintenir en forme, de générer des formes et non de l’information, ce qui nous apprend à donner forme à l’information, à la traiter et la trier. Exercice de l’intelligence et non engrangement de connaissances, elle réveille de leur somnolence nos facultés mentales, qui perdent en acuité dès que nous cessons de les utiliser.
En cela, la philosophie se distingue de la science, un savoir éprouvé par son pouvoir, une connaissance qui a pour critère la confirmation par l’expérience et débouche donc sur une pratique : la technique. La philosophie, elle, ne fait pas grand-chose, du moins elle ne produit rien, et elle ne croit en rien non plus. Elle se contente de faire sens avec ce qui se présente, d’interpréter au mieux le flux des perceptions et des pensées, d’introduire de l’ordre dans le désordre où nous sommes pris.
On aimerait qu’elle réponde à nos questions les plus pressantes, les plus essentielles, qui sont aussi les plus insolubles, sans doute peut-elle y parvenir, mais au cas par cas, au cours de la recherche que mène chacun, sans fournir une solution universelle. Tout homme peut être philosophe et toute philosophie est celle d’un homme, singulière, individuelle, en ce que la totalité qu’elle crée, son système d’interprétation, ne correspond pas à l’unité d’un monde qui n’en a pas, mais à l’unité de la personne qui le perçoit.
Bref, la philosophie est une gymnastique des méninges, une hygiène du langage, qui entretient notre agilité logique et notre imagination idéelle et nous préserve de l’entropie du mimétisme, de la paresse de l’à-peu-près, du sommeil dogmatique.
Nous pourrions la décrire par cette exigence de Valéry envers l’homme :
« Lui délier l’esprit, diminuer sa crédulité, accroître ses facultés de distinction et d’attention : le mettre en garde contre les pièges du langage, tout en lui enseignant à s’en servir avec une précision, une liberté, une habileté accrues. Tout ceci est une manière d’être plus maître de soi contre les entreprises d’autrui ; et plus maître de soi contre soi-même. »
Bouveresse reprend ses réflexions sur le sujet dans un opuscule qui porte le titre de cet article. Par l’intermédiaire de Valéry, il semble décrire son idéal de philosophie : débarrassée de ses excroissances métaphysiques comme de ses prétentions scientifiques, qui saurait enfin ce qu’elle est et se satisferait d’y exceller : un sport de l’esprit.
Bien sûr, l’esprit ne fonctionne pas à vide : la résistance des choses lui est indispensable, comme l’eau au nageur, la route au cycliste, la pesanteur au danseur. La philosophie ne devrait jamais s’affranchir de cette résistance : il faut des connaissances pour exercer l’intelligence, et du réel pour assouplir l’esprit.

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