Il était une fois un rivage à l’Ouest, là où règnent la brume, l’embrun et le bruit de l’écume. S’y trouvait un village de pêcheurs et dans l’une des maisons vivait une famille : le père, la mère, les quatre fils et l’unique fille. Celle-ci était frêle et pâle, mais aussi vive et secrète, comme ces fleurs sauvages qui d’un jour à l’autre changent la couleur du pré, la physionomie d’un pays et même l’humeur du ciel. On l’appelait Marine.
Un soir, une étrange tristesse l’étreignit. Ses tâches accomplies, elle sortit dans le jour bas et se promena sur la grève, loin, là où le rivage devenait si sauvage qu’on en oubliait qu’on avait un visage, qu’on venait d’un village. Le soleil irradiait de rouge-orange-rose son pays bleu-vert-gris. Il lui rappelait qu’il y avait d’autres couleurs que celles de la terre, de l’herbe et du rocher, d’autres perspectives que la soupe, le pain et le sommeil. Il lui parlait du sang incandescent qui coulait dans ses veines, du cœur coruscant qui brassait ses ténèbres, de sa langue enflammée impatiente d’aimer.
Tant de fois, on lui avait répété : « ne le regarde pas, il te rendra aveugle ». Mais elle était, la malheureuse, amoureuse du soleil. Ce soir-là, il lui sembla qu’il était à l’écoute et répondrait à son appel. Elle leva la main et le héla. Du fond de l’horizon, le soleil vint à elle, à toute vitesse, rasant la mer et la laissant bouleversée par sa course. Il tournoya au-dessus de sa tête, dispersa le brouillard de mois et mois d’attente et atterrit en enfonçant ses griffes dans le sable sitôt changé en perles de verre.
Dragon sec et poudreux. Il avait le profil malicieux, la carapace crénelée et l’ongle aguerri. Ses écailles déclinaient toutes les nuances du couchant. Son souffle relâchait la chaleur du foyer et de l’été. Elle s’approcha et caressa ce qui se refusait à toute caresse : la crête, la pointe et l’humeur revêche. Elle fixa son regard noir. C’était regarder en face et l’amour et la mort et l’étoile et l’espace. Tous les centres se télescopaient dans celui-ci.
Quand sa mère intervint. Elle repoussa sa fille sans façon et s’interposa entre elle et le dragon.
« Allez, ouste ! Sale bête ! Tu l’as touchée, ma chérie ? Montre-moi tes mains. »
Dans la nuit à présent complète, les mains luisaient comme des braises.
« Va-t’en, tu as fait assez de mal comme ça.
– Pas sans ma fiancée, répondit le dragon. »
Sa voix ample et grave ridait la surface du sable, les vagues refluaient, les os s’entrechoquaient. Mais la femme ne se laissa pas démonter pour autant. Entre son mari parti en mer, ses enfants taraudés par la faim et le ciel qui déchaînait ses tempêtes, elle avait l’habitude de trembler jusqu’aux tréfonds de l’être.
« Ta fiancée ? Tu es donc le prince charmant ? Elle t’embrassera et tu te transformeras ?
– Non, c’est elle qui se transformera. En dragon.
– Quelle horreur. »
Elle se signe trois fois et invoque Marie.
« Que deviendra-t-elle ici, bonne mère ? Vois comme elle est grise et fluette. À ma prochaine venue, elle s’effilochera aussi sûrement que le brouillard. Il n’en restera qu’une transparence de l’air, une saveur du vent.
– Qui es-tu pour la connaître ?
– Difficile de me circonscrire. On me nomme désir.
– Rien que ça ! Marine a toujours été un peu étrange, mais c’est une bonne fille. Elle se mariera, elle aura des enfants et tout rentrera dans l’ordre. Elle travaille déjà bien au potager et au lavoir. Elle sera une honnête femme. Comme sa mère et la mère de sa mère.
– Tu ne veux pas d’autre avenir pour elle ?
– Oh, je connais tes promesses. Les dragons ne durent pas. Ils ne sont que le rapt d’une nuit, qui donne pour toute la vie une poignante nostalgie.
– Tu en as rencontré beaucoup pour être si sûre de toi ?
– Dans ma jeunesse, un de tes compères a essayé de me séduire. Mais j’ai gardé les pieds sur terre. Sur terre au point que je ne l’ai même pas approché. Je suis partie en courant dès qu’il s’est posé.
– Marine n’a pas fui.
– Marine est un peu simple. Puisqu’il faut tout te dire.
– Tu crois savoir pour elle. Demande-lui ce qu’elle veut.
– Mais si elle ne sait même pas où est son nez à son réveil. Elle se laisse impressionner par le moindre arc-en-ciel. Évidemment, un dragon, ça l’émerveille.
– Regarde-la. »
Marine souriait jusqu’aux oreilles, les joues rouges, les yeux pétillants. C’est le sourire de sa prime enfance, pensa sa mère, lorsqu’elle la faisait voler dans les airs, la couvrait de chatouilles ou lui racontait des légendes. Ah ces légendes, elle n’aurait pas dû, on n’en serait pas là aujourd’hui. Comment résister à ce sourire-là ?
« Tu prendras soin d’elle ?
– Promis, et le dragon cracha des flammes qui crevèrent l’épaisseur de la nuit.
– Comment te faire confiance ?
– Les dragons ne savent pas mentir ni raconter d’histoire, ils sont déjà toute fabulation.
– Que dirai-je à ses frères, à son père ?
– Voici de l’or. Chez vous, les filles s’achètent, n’est-ce pas ?
– Bah pas chez nous ! Quelle drôle d’idée !
– Alors, je te donnerai une chanson. La chanson de la jeune fille enlevée par le dragon.
– Oui, ce sera plus vraisemblable que tout cet or. Mais d’où le sors-tu ? Donne tout de même, qu’on puisse vivre sans faim. »
Elle amassa l’or dans son tablier et prit la chanson sur sa langue, mais elle retint d’un geste sa fille qui s’avançait, saisie d’un doute :
« Vous viendrez nous rendre visite ?
– Je ne peux rien garantir. Nous partons à l’aventure. »
Marine écarta sa mère avec une douceur qui la fit céder. Elle posa sa main sur l’épaule du dragon qui baissa la tête pour lui faire face. Ses cheveux roussirent sous l’haleine brûlante. Sa robe de grosse toile miroita d’écailles ardentes. Ses yeux brillèrent d’une intelligence nouvelle.
« Monte, petite. Je vais te montrer du pays. »
Dans la nuit passa une comète écarlate. L’annonce de grands bouleversements, pensa un vieux qui fumait sa pipe sous les étoiles. Le lendemain, le temps était clair comme jamais. Le soleil resplendissant révélait le cœur vibrant de couleur de chaque chose, et la mère comprit que sa fille n’était pas partie : elle était partout.
Conte répondant aux consignes de Quyên Lavan sur le blog In the Writing Garden : un dragon vient s’emparer de l’objet de sa convoitise, mais il tombe sur un importun qui lui en refuse l’accès. Il doit l’écarter sans user de la force, par la ruse ou la persuasion. Il fallait aussi placer trois mots : « méphitique », « baragouin » et « buffle », ce que j’ai complètement oublié ! Faut pas trop en demander, miss rainette.

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