C’est si difficile de penser par soi-même. Notre pensée ne se développe que dans le dialogue, mais lorsque nos interlocuteurs semblent renoncer à la morale et aux idées au nom du moralisme et de l’idéologie, on se retrouve seul et la pensée dépérit. Peut-être que chez les plus braves, elle s’enhardit au contraire, plante envahissante qui refleurit dans l’ombre les ruines de la raison. Il vaut mieux en tout cas penser seul que de ne plus penser. Ne plus penser signifiant ici répéter la pensée des autres au lieu d’y répondre.
Nous avons tendance à vivre sous emprise et à étendre cette emprise autour de nous. Nous sommes rarement rois de nous-mêmes, mais les rois des autres autant que les sujets de plus hauts seigneurs. Une pensée libre non seulement n’obéit à personne, mais ne souhaite faire obéir personne, et une telle pensée est presque introuvable aujourd’hui. Lorsqu’elle existe, elle se cache, elle se masque, elle sait, par brimades reçues, que les autres la perçoivent comme une menace pour l’ordre de la pensée, ordre du consensus qui ne manque pas de ruses pour se maintenir et se déguise souvent en contrepouvoir, contreculture, contrecourant, mais il n’est contre rien du tout, il est comme, un point c’est tout.
Je sais que je m’exprime en privilégiée, sur un territoire où est permise la liberté de pensée. Pourtant, cette liberté, nous ne la prenons pas. Nous sommes tellement conditionnés et formatés qu’il n’est même plus besoin de l’interdire : la croisant, nous ne la reconnaissons pas, nous ne savons plus qui elle est. La liberté de pensée ne désigne pas tel ou tel contenu, mais un mouvement : celui de la conscience qui cherche la clarté et opère un choix : prendre et laisser dans les pensées qui l’entourent selon le critère de la vérité (donc selon le retour de la réalité), qui n’est pas notre bon plaisir (ça, c’est le critère du délire).
La plupart du temps, nous ne choisissons pas, nous prenons ce qu’on nous donne. Car il nous manque ce critère de vérité, que nous fournit en grande partie la méthode, mais qui exige également des connaissances et nous ne pouvons pas, lorsque la connaissance est aussi vaste et spécialisée qu’aujourd’hui et l’information si multiple et multiforme, disposer sur tous les sujets du savoir nécessaire au jugement. On voudrait faire confiance à d’autres, ceux qui savent, ceux qui ont lu, qui ont vu, mais tant de fois ils nous ont déçus : quand nous avons cherché à notre tour, nous avons découvert qu’ils professaient leur conception du monde et voulaient nous en convaincre, sans souci de la réalité, de la vérité et donc de notre esprit, de sa liberté. Même sans chercher, beaucoup se sont trahis déjà par la méthode : ce fondement de l’honnêteté intellectuelle qui s’appelle la logique.
J’ai critiqué ici la logique en l’opposant au poétique, en appelant à la fusion du poétique et de la logique, dans l’idée de résoudre la scission entre vivre et savoir, entre l’humain et la nature, pour suturer la blessure de la modernité, etc. etc. Mais soyons plus précis. Si notre civilisation souffre, s’affaiblit et inflige le mal qu’elle ressent dans un ravage sans précédent parce qu’elle a tranché ses racines, s’est coupée de ses sources vives que sont la nature, la collectivité et l’inconscient ou l’âme, s’il faut en conséquence qu’elle les retrouve, s’y ressource et répare les dommages et si le mariage de la logique et du poétique comme de la raison et de la déraison participe de ce retour, cette révolution bienvenue n’autorise pas pour autant à faire n’importe quoi n’importe comment. Bien des discours contemporains, sous prétexte de dépasser ces oppositions et de précipiter cette révolution, se résument à des déclamations creuses, où la métaphore tient lieu d’argument. Seule manière d’assainir cette pullulation d’approximations, revenir à la sécheresse de la bonne philosophie : définir les termes, circonscrire les champs, articuler le propos par des coordinations, réintroduire, comme disait Simone Weil, « les notions de limite, de mesure, de degré, de proportion, de relation, de rapport, de condition, de liaison nécessaire, de connexion entre moyens et résultats », indispensables à ce qu’il y ait pensée, et non superstition.
Réflexion qui m’amène à cette mode, non, à cette manie du réenchantement. Je le traitais dans un mémoire il y a bientôt dix ans et je ne m’attendais pas à une telle vogue. J’ai moi-même été prise et transportée par ce mouvement à son amorce et je ne doute pas de sa nécessité et de sa pertinence ; cependant, nous en arrivons maintenant à l’excès inverse. En termes jungiens, si la conscience doit s’enraciner de nouveau dans l’inconscient, comme l’humain dans la nature, si elle doit se développer à partir de lui, comme l’individu à partir de la collectivité, bref, s’il faut retrouver le sens de la vie dans le lien et non dans la coupure, cela ne revient pas à prendre ses fantasmes pour la réalité, ni à se complaire dans le mimétisme de masse. C’est même tout le contraire qu’il faut faire : l’individuation amène à élargir le champ de la conscience, à la porter plus haut parce qu’elle s’enracine plus profond et non à y renoncer pour célébrer le non-sens comme la totalité du sens. Jung décrivait ainsi les deux guerres mondiales qu’il a traversées : la conscience, ne pouvant instaurer une relation saine et équilibrée avec l’inconscient, s’y abandonnait entièrement, l’humain renonçant à sa spécificité, son type de pensée, sans pour autant regagner, puisque cela lui est impossible, une soi-disant innocence animale, déchaînait le chaos d’un esprit ayant perdu toute harmonie. Autrement dit, il n’y a rien à réenchanter. La réalité déborde déjà d’enchantements et la difficulté consiste à les maîtriser, puisqu’un enchantement n’est pas forcément merveilleux.
Revenons à la logique. Dans la conversation courante, il est difficile d’y recourir. Déjà, il faut en maîtriser les rudiments. Que faire quand votre interlocuteur critique les complotistes trumpistes comme des illuminés avant de conclure : je dois partir, j’ai rendez-vous avec ma voyante ? Il faut ensuite quitter l’affrontement idéologique, où on lance des notions qui sonnent comme le rappel du clan. Quitter aussi la lutte héroïque pour la victoire du bien contre le mal de ceux qui ne savent même pas la part que l’un et l’autre occupent en eux. Même si nous y parvenons, la partie n’est pas gagnée. Car la raison, voyez-vous, c’est méchant. Ça désenchante le monde, ça blesse les sentiments. On ne peut pas y faire appel, c’est cruel. On devrait toujours en rester à l’épanchement du sentiment et au récit d’expérience.
L’hypersensibilité des certains révèle en fait une insensibilité presque pathologique. L’aboutissement de l’ultra-individualisme : rien ne doit m’atteindre, crever la bulle où je m’imagine le monde. La sensibilité véritable est une membrane, une interface. Elle prend en compte autant l’autre que soi, l’intériorité que l’extériorité. Elle ne s’obstine pas dans cette défense obtuse envers tout ce qui ne va pas dans son sens et porte au contraire à la curiosité, y compris envers ce qui la blesse et la bouleverse, car même là elle sait, par sa finesse, trouver du sens. Une sensibilité incurieuse est pour moi un oxymore. On ne peut pas être sensible et refuser de savoir. Ou bien nous n’avons pas la même définition de la sensibilité.
Cette posture d’hypersensible amène aujourd’hui des universités aux États-Unis, au Royaume-Uni à prescrire ou interdire des disciplines ou des ouvrages en fonction de la sensibilité des élèves – pense-t-on à la sensibilité des professeurs dont on détruit le métier ? Situation qui nous concerne puisque nous vivons sous la domination américaine. Vous aurez compris, en me lisant ces derniers temps, que je ne sous-estime pas la souffrance psychique, que la manière de la soulager compte parmi mes principales préoccupations. Cependant, il faut aussi et surtout apprendre à la vivre : l’endurer et l’entendre. Qu’il y ait des souffrances intolérables ne doit pas nous rendre intolérants à la souffrance, je le répète. Celle-ci est le garant de notre vigilance, la matière de l’empathie, la condition de la vie, la conséquence de sa violence qui n’est ni bien ni mal, qui est la nature même. Affaiblis, nous ne savons plus la supporter, mais la manière de se renforcer ne consiste pas toujours et en tout cas pas seulement à se protéger mais à accroître notre vitalité : trouver davantage de vie pour traverser la vie plutôt que se mettre à l’écart de la vie par crainte du moindre risque.
Comment exclure de notre apprentissage ce qui nous dérange ? Comment se construire en escamotant ce qui ne nous correspond pas dans la réalité ? On ne considère plus que ce qui nous fait bien, on ne lit plus que pour être réconforté dans ce qu’on est. Et comment se fait-il qu’il se trouve tant de gens gravement affaiblis dans nos sociétés surprotégées ? Je ne doute pas de leur détresse, de leur mal-être, mais je soupçonne aussi une certaine complaisance. Rien ne m’a plus appris que d’avoir souffert. Rien ne m’a rendue plus humble, attentive et sage. Si je devais revivre ma vie selon la loi de l’éternel retour, la revivre exactement comme elle fut, je ne sais pas si je le voudrais, si j’y parviendrais, mais je sais que je ne voudrais pas être, à aucun prix, la personne qui ne l’aurait pas vécue. Sans la souffrance, je serais moins sensible, consciente, intelligente. C’est une évidence. Alors, vers quelle humanité allons-nous mus par cette crainte panique, épidermique de la souffrance ? Vers le meilleur des mondes, pensent-ils, un monde sans violence ? Commencer par méconnaître le mal n’est pas la manière d’apprendre à l’affronter.
Pensée et sensibilité ne s’opposent pas. Elles constituent dans leur entrelacement et leur alternance l’intelligence. Les séparer, les opposer, c’est la démembrer, l’amputer, alors que j’ai passé ma vie à apprendre sa danse. La liberté de pensée, ce n’est rien que ça : le libre exercice de l’intelligence, un exercice exaltant mais précaire, où je perds souvent la cadence, où je m’ankylose ou trébuche. Il est à la portée de tous, bien que presque inaccessible : il ne dépend pas de l’acuité de nos facultés, mais de l’affranchissement de nos conditionnements. Et maintenant, à cette liberté enfin atteinte, nous devrions renoncer. Au nom de quoi ? De quels biens imaginaires ? Le retour à notre animalité ? Une vie sans souffrance ? Le royaume des cieux sur terre ? Tentez donc. Vous ne les aurez jamais. Mais une pensée libre, vous auriez pu.

Au sujet des dérives d’une certaine pensée contemporaine, je renvoie à l’article Bardaf et patatra d’Emmanuel Requette.
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