Longtemps, je me suis débattue entre le désir et l’impossibilité d’écrire. Parce que je n’avais rien à dire. J’étais vide, je suis vide. Quand je le confie – rarement, c’est un vide, comment dire, plutôt intime –, on me répond que je suis tout l’inverse : habitée ; et cela me fait sourire : c’est la même chose. Plus précisément, quand j’ai compris que c’était la même chose, j’ai commencé vraiment à écrire. Vraiment, c’est-à-dire régulièrement.
Étant vide, il m’arrive d’être traversée par des scènes, possédée par des voix, comme si des âmes errantes s’abritaient dans mon moi vacant. Le vide n’est pas superficiel ni clos sur lui-même, il accueille ce qui passe dans ses creux plus ou moins profonds. Mais il faut supporter le vide pour que vienne la visite, accepter d’être désertée pour être habitée. Le terme classique d’inspiration décrit parfaitement cet état : intrusion qui nous fait respirer, brisure qui coupe le souffle d’un air plus pur.
C’est difficile d’attendre, de n’être rien, là dans son propre vide, c’est terriblement angoissant. Pourtant, il n’y a pas d’autre moyen. Il faut se désœuvrer pour œuvrer, se désoccuper pour se laisser occuper. L’attente n’est pas aussi ascétique qu’on pourrait le croire. On attend le bon courant pour nous emporter vers la haute mer, ou que s’avance sur la scène un des habitants de nos coulisses. Et plus on sait attendre, moins on attend. Seul le désir de nous distraire nous rend l’attente ardue.
J’entends bien le fond janséniste de mon propos. Pascal est, avec Nietzsche, le philosophe que j’ai le plus lu et relu, à la fin de l’adolescence, quand vivre équivalait savoir, lu avec la sincérité brûlante de cet âge où les mots deviennent métabolisme, au point que je ne sais plus distinguer ce qui me vient de lui de ce que j’ai trouvé de moi en lui.
Souvent, j’ai l’impression de n’avoir aucune vie intérieure : ni pensée ni sentiment qui m’appartiennent, pas d’accès immédiat à mes sens, même mon reflet m’est étranger, comme une marionnette tirée par le néant pour le spectacle que réclame le monde. S’il n’y avait mes rêves. Mes rêves comptent au-delà de ce que je pourrais dire, de toute signification que je pourrais leur trouver, ils comptent comme le témoignage de moi-même, la preuve d’une authentique intériorité, d’un minimum de quelque chose qui m’autorise à dire : « je suis ».
Jeune, j’ai cru qu’il fallait avoir quelque chose à dire pour écrire : être quelqu’un et avoir une vie passionnante, alors qu’au contraire, il faut n’être personne et avoir une vie attentive. J’ai gardé mon prénom et démantelé celui de mon père, ainsi que son nom. De la demeure qu’il m’avait fournie, déjà bien peuplée, je n’ai gardé que les planches et j’en ai construit une cabane, où je peux être seule. Je l’ai imaginé, ce nom de Lanesem, comme une maison en bois au bord d’un lac lapon – et par une de ces coïncidences qui constellent nos vies de signification, c’est justement dans une pareille maison que j’ai rencontré mon fiancé. Je l’ai imaginé dans la lumière et la froidure, là-haut, très haut, comme si la carte était un arbre et j’en choisissais la cime. Je ne me suis pas demandé pas comment il se prononçait, s’il me correspondait, je le voyais. Souvent, je vois, je vis les mots, comme espace et couleur, plus ou autant que je ne les entends.
On peut regretter cette personnalisation de l’écriture. Plusieurs noms auraient prévenu toute vanité et mieux rendu compte de la diversité des voix qui me visitent. Mais je n’ai pas non plus une telle richesse à disposition. À peine assez consistante pour porter un nom, soutenir un je, je n’allais pas me charger de plusieurs ; et ranger la diversité des tons et des approches sous différents noms alimente l’illusion de l’identité, de l’unité et de l’isolement de chaque je, alors que chacun est multiple et mêlé. Cependant, je fantasme, comme beaucoup, de changer de nom encore et encore, comme se fuir, effacer ses traces, manière, contre la prudence et la pudeur, de permettre l’audace.
Sans l’écriture, je croirais non seulement ne pas être, mais n’avoir jamais été. Par sa durée, elle cautionne le passé. Je me croise, troublée, aussi surprise de changer que de me ressembler. Il m’arrive de vouloir tout détruire : tant de défauts, de manques, de ridicule et, plus profondément, je pense sans doute qu’il vaut mieux ne pas être qu’être, qu’il y a quelque péché dans le simple fait d’exister ; mais je ressens surtout de la reconnaissance envers cet art, ce qui a surgi du néant qui m’occupe comme une étincelle solitaire, ce qui a cru assez en moi pour crier : vis, dure, perdure, crève la surface des ténèbres, brille et multiplie l’étoile.
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