Rêver d’être allongé au milieu des pierres qui roulent

Dans Les Techniciens du sacré, publié dans les années 1960, Jerome Rothenberg cherche à recueillir une poésie originelle ou archaïque, bien qu’elle nous soit parfois contemporaine, la poésie des peuples qui ignorent la modernité et donnent ainsi accès au sens premier et universel de ce genre, à sa vocation fondamentale : « être l’égale du monde en son entier ». Le compilateur la qualifie tour à tour de « poésie visionnaire » ou de « poésie de l’esprit ». L’enthousiasme est son essence, ce qu’il résume sous une formule pour le moins elliptique : « énergie + intelligence = imagination ».

Selon lui, l’approche logique et formaliste de notre culture nous a éloignés des sources vives de la littérature, cependant le retour de l’irrationnel ne doit pas amener à renoncer à la raison : il invite au contraire, par une intégration supérieure, à sa refonte ou sa métamorphose. Comme le montre l’équation, l’intelligence est l’un des ingrédients de la magie. L’exercice conscient et consciencieux compte autant que l’inspiration sacrée. D’où le titre : si à ces poètes manquent nos technologies, ils se distinguent en tant qu’incomparables techniciens du langage et de ses potentialités. Leur art ne manque ni de réflexion ni de préparation, il se caractérise par sa richesse et sa complexité.

Rothenberg remarque par ailleurs que la nature de la poésie n’a pas été complètement altérée dans nos contrées, qu’elle a persisté en marge, dans la culture populaire, et que depuis le romantisme, elle s’est retrouvée au centre et au sommet de la création. À la suite de cette évolution, la poésie moderne rencontre la poésie primitive sur bien des points, sans même s’en être directement inspirée : rôle de la voix, de la récitation ; pensée par l’image, poète habité, possédé, voyant ; art minimal à l’implication maximale ; diversité des médiums qui soutiennent et illustrent la parole, dans la performance comme dans le rituel ; importance du corps, notamment du souffle, ce qui renvoie à l’animalité et au chamanisme.

Il est à la mode, ces temps-ci, de qualifier les écrivains de chamans. Mode aux multiples déclinaisons, celle du retour au sauvage, de la magie réinvestie, etc. Aller contre la mode, c’est la suivre à reculons – et j’aime bien les cabanes et les potions, pourquoi pas… Mais à force de répétition, ces mots perdent prise sur la réalité qu’ils désignent et qui est ici exposée exhaustivement. Rothenberg tente, autant que possible, d’éviter toute réduction de l’altérité à ses propres fins. Il précise qu’il mentionne les chamans « non pas pour leur ravir ce titre, mais comme modèle de mise en forme du sens & de l’énergie qui circulent par le biais du langage ».

Au sujet de la poésie primitive, il invite également à reconsidérer certains lieux communs. Ces poèmes ne constituent pas des œuvres collectives, dépourvues d’auteur. Certes, la cérémonie où ils sont récités est collective, mais ils ont souvent été l’œuvre d’un seul, dont il fournit le nom quand on en a gardé la mémoire. Leur ritualisation ne sert pas à maintenir à tout prix le monde tel qu’il est, à le perpétuer aveuglément. Comme dans notre tradition, la parole cherche à exercer sa puissance sur les choses, voire à changer leur cours. Enfin, cette littérature ne se réduit pas à l’oralité, puisqu’elle s’accompagne d’inscriptions et de figurations. En tant que dessin, elle est déjà écriture.

Aussi éclairante que soit cette introduction, l’essentiel, ce sont les poèmes. Au lieu de les retranscrire, j’ai tenté d’en lire un, d’origine malaisienne, venant du peuple bidayuh : Une liste de mauvais rêves chantée pour comprendre & guérir les âmes errantes. Il faut y entendre « rêver » comme un infinitif et non un impératif.


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