
Dans Par-delà nature et culture, Philippe Descola montre que la partition du monde entre nature et culture n’a rien d’une évidence universelle. Cette conception propre à notre civilisation, apparue en son sein assez récemment, ne permet pas de rendre compte du mode d’être, de vivre et de penser dans quantités d’autres époques et lieux. Elle émerge sur notre continent à l’époque moderne, autorisant et accompagnant le développement des sciences et des techniques. La nature se trouve alors analysée et systématisée, décomposée en éléments et régie par des lois. Elle gagne ainsi en transparence et en unité ce qu’elle perd en singularité et en mystère, formant peu à peu un ensemble purement matériel, prédictible, malléable, uniforme et muet face à la diversité, la spiritualité, l’inventivité des consciences et des sociétés humaines, qui au XXe siècle seront nommées cultures et deviendront l’objet de l’ethnologie et de l’anthropologie.
Face à cette conception occidentale du rapport entre l’humain et le non-humain, qualifiée de naturalisme, Descola décrit trois autres modèles : l’animisme, le totémisme et l’analogisme. Il s’agit de quatre types d’ontologie, qui entraînent des figurations et des pratiques spécifiques. Partons du principe que tout le monde partage l’expérience d’une intériorité (ce qui se disjoint de l’extériorité comme dans le cas des rêves, des souvenirs ou de la prévision) et d’une physicalité (sensibilité, motricité, mais aussi humeur et caractère). L’universalité d’une telle expérience semble être prouvée par la structure de l’énonciation, l’expression du « je » dans toutes les langues connues. Cette dualité du soi ne reproduit pas forcément celle de l’âme et du corps, puisqu’il arrive de concevoir la personne comme habitée de plusieurs âmes ou bien ayant une âme éparpillée en plusieurs lieux. Elle ne désigne donc pas le sujet individuel, conception de nouveau très occidentale, mais plus généralement l’expérience de liaison et de déliaison entre deux données de notre être propre. Les quatre ontologies articulent ces termes chacune à leur façon.
Le naturalisme suppose une hétérogénéité entre l’humain et le non-humain dans une communauté de physicalité et une exclusivité des intériorités : je partage avec la nature ma matière, autrement dit mon corps, mais mon esprit (qu’on le situe dans la conscience, le langage, la sociabilité, etc.) diffère du tout au tout, il sépare absolument mon essence de celle des autres éléments. Conception trop familière pour que je m’y attarde.
L’animisme, répandu dans les tribus d’Amazonie, d’Amérique du Nord et de Sibérie, se fonde sur des principes opposés en postulant une homogénéité entre humain et non-humain par la continuité des intériorités et la dissemblance des physicalités. Chaque existant partage la même essence que moi, qu’il soit roche, herbe, vent, panthère, ombre, esprit, météore ou rivière. Son âme, égale et semblable à la mienne, lui donne le statut de personne. Notre différence se situe au niveau des corps, dans la perception, la conception et le comportement qu’entraînent nos incarnations différentes (notamment en ce qui concerne notre subsistance).
Cependant, cette distinction s’applique entre toutes les espèces d’existants, soit entre la pierre et la rivière autant qu’entre moi et la pierre, et non entre moi, humaine, et les autres existants non humains. Il n’existe donc pas de frontière définitive entre humain et non-humain, caractéristique propre au naturalisme et qui ne se retrouve dans aucune autre ontologie. « C’est là un fétiche qui nous est propre, note Descola, fort efficace au demeurant, comme tous les objets de croyance que les hommes se donnent pour agir sur le monde. »
Dans ces régions animistes, la métamorphose sert de moyen de communication entre les sujets à la fois semblables et séparés. Elle permet d’emprunter le corps de l’autre et donc son point de vue sur lui-même, afin de lui parler. Figure récurrente des contes et des légendes, elle n’est pas rare au quotidien : quand un animal nous apparaît en rêve en empruntant un corps humain pour s’adresser à nous ou lorsqu’un chaman rend visite à sa famille non humaine et de même adopte leur apparence pour se faire entendre d’eux.
Cette ontologie considère chaque existant comme un individu et chaque groupe d’existants comme une société : les êtres d’une espèce s’organisent en des structures complexes et variées, ils jouissent d’une sociabilité qui se décline en de multiples relations (solidarité, rivalité, fidélité, etc.), ils constituent un savoir qu’ils se transmettent et forgent des outils selon leur expertise et l’occasion, autant de données qui varient selon leur donné biologique, mais aussi le lieu et le temps où se déroule leur existence, comme dans le cas des humains – intuitions que confirment les recherches actuelles sur les comportements animaux. En reprenant nos schèmes de pensée occidentaux, nous pourrions dire que, tandis que dans le naturalisme la nature englobe la culture, dans l’animisme la culture englobe la nature, ou bien, pour reprendre les termes de Descola, que face à l’universalisme naturel et au relativisme culturel du naturalisme, l’animisme élabore un universalisme culturel et un relativisme naturel.
Le totémisme, dont les Aborigènes d’Australie donnent l’exemple le plus éclatant et exhaustif, établit quant à lui une équivalence entre les corps et les esprits, soit une complète continuité entre les éléments du monde dans leur physicalité et leur intériorité au sein d’un même ensemble totémique. Au temps du Rêve, le monde commence et ne cesse ensuite de se poursuivre, suivant les mêmes lignes de force. À cette époque, des êtres parcoururent le territoire et y laissèrent leurs empreintes et leurs effluves en disparaissant. Ils façonnèrent ainsi le paysage et l’ensemencèrent d’âmes qui s’incarnent chez ceux qui y naissent, qu’ils soient plantes, animaux ou humains. Le totem signale une qualité d’un être du Rêve, souvent symbolisée par l’animal qui la caractérise le mieux, mais il appartient en vérité à cette entité primordiale que tous les membres de la classe totémique incarnent au même titre. Par exemple, le totem renvoyant à une qualité de malléabilité et de douceur est représenté par le kangourou, mais l’humain et la plante qui se rattachent à cette famille partagent ces qualités et incarnent l’être qui est à leur origine autant que le kangourou qui sert ici d’emblème. Ils sont tous semblables par leur physicalité et leur intériorité.
À la relation intersubjective, entre individus, propre à l’animisme, se substitue ainsi une relation d’hybridation en référence à l’espèce. L’affiliation à l’être-totem peut se faire de diverses manières : être né ou conçu ou que la mère se rende compte d’être enceinte dans le lieu du totem, ou bien recevoir le totem par le père ou la mère. Il est même possible de cumuler les totems. Dans ce cadre, l’exogamie est permise et encouragée. Le croisement des totems n’implique aucune trahison, puisque ce n’est ni la mère ni le père ou bien les deux ou l’un des deux et une autre donnée qui décideront du totem de l’enfant.
L’hétérogénéité totémique n’est pas exclusive, elle s’organise en complémentarités et ne constitue pas d’altérité absolue. Le régime totémique n’instaure d’ailleurs que des altérités mineures au sein de sa continuité, de fines ruptures entrecroisant les êtres sans jamais déchirer la trame du Rêve. Si les autres humains peuvent différer par leur affiliation totémique, ils restent semblables en tant qu’individus. Inversement, plantes et animaux peuvent appartenir au même totem que moi, mais au moment de les consommer, en tant qu’individus, ils appartiennent à un autre régime et ne partagent pas mon intériorité comme dans le monde animiste.
Si la subjectivité des non-humains semble ainsi niée, celle des humains n’est pas plus assurée puisqu’elle réplique un être du Rêve. Ici, comme dans l’analogisme, la notion de sujet semble illusoire, et ses constituants (physicalité et intériorité) difficiles à discerner. La singularité des êtres existe cependant dans la mesure où chaque âme émane d’un moment du Rêve, elle représente une fraction temporelle de l’être-totem, un seul geste dans l’actualisation de l’identité collective.
L’analogisme, que représentent les anciennes civilisations de l’Inde, de la Chine ou du Mexique, ou la nôtre avant la rupture introduite par la modernité, se construit au contraire sur la discontinuité des esprits et des corps, une discontinuité non radicale mais graduelle. Chaque existant est unique et inimitable, bien que composé d’un ensemble d’éléments se retrouvant dans tous les autres. Il réalise un mélange inédit, dans l’équilibre et l’état des éléments, se différenciant mais de manière subtile, par de minuscules écarts. Afin de maintenir la cohésion et l’ordonnance d’un monde si dissemblable, cette ontologie doit établir des correspondances et des sympathies, décider d’un tableau métaphorique et métonymique entre ses parties, échafauder un système clos qui compensera la prolifération chaotique des êtres, l’ouverture à l’infinité de la différence.
Dans ces systèmes se retrouvent souvent le parallélisme entre macrocosme et microcosme, les quatre ou cinq éléments primordiaux, la dualité de deux forces opposées, des rituels destinés à réduire la discontinuité et maintenir l’avènement du monde, jour après jour, souvent à l’aide d’un sacrifice (usage qui ne se retrouve pas dans les autres ontologies). Les sociétés qui y adhèrent sont très hiérarchisées et leurs croyances déploient des polythéismes aussi ramifiés que leurs castes, souvent sous-tendus d’un principe spirituel universel, comme dans le taoïsme et le bouddhisme, manière de nouveau d’assurer la cohésion du monde. Intériorité et physicalité, comme le sujet qu’elles constituent, ont tendance à s’émietter et n’avoir plus de sens ni d’application. La possibilité de la possession et la transmigration des âmes témoignent de cette friabilité de la personne.
Le rapport entre humains et non-humains se module ici en une cohabitation et non une relation de sujet à objet (naturalisme), d’intersubjectivité (animisme) ou d’hybridation (totémisme). Les non-humains étant composés de la même discontinuité que les humains, ils ne se rangent pas vis-à-vis d’eux dans une altérité radicale. Cette position est laissée aux étrangers, aux barbares, à ceux qui vivent au-delà du cercle de la civilisation, de son monde clos. En effet, l’analogisme tire sa force de cohésion d’un fort enracinement dans le lieu et d’une filiation réaffirmée aux ancêtres. Ce qui échappe à ce régime de sens est considéré comme inassimilable.
En Europe, une forme d’analogisme précède le naturalisme. Très répandu à la Renaissance, ses systématisations annoncent l’entreprise naturaliste et il ressurgit encore aujourd’hui dans le succès que rencontrent l’astrologie, la numérologie et les médecines alternatives. En effet, si une des quatre ontologies, celle où nous sommes nés et avons grandi, décide de notre être au monde, les autres restent comme des possibilités latentes qui s’accomplissement de temps à autre sans remettre en question le régime dominant.
Descola expose les conséquences cosmologiques, épistémiques, socio-économiques de ces choix ontologiques. Il relève entre autres le problème métaphysique auquel chacun se trouve confronté. Dans l’animisme, le drame est de manger des âmes, ce qui alimente la culpabilité et l’inquiétude, les frontières de l’être propre restant réversibles. Le totémisme, tout de continuité, cherche de son côté un seuil minimal de distinction entre les existants pour rendre possible leur interaction et l’analogisme essaye de résoudre la discontinuité des êtres par des systèmes ou en hypostasiant une instance totalisatrice. Le naturalisme ne sait quant à lui résoudre l’énigme de l’altérité. L’incommunication règne, que ce soit entre humains et non-humains, nature et culture, ou entre cultures, entre humains. L’intersubjectivité animiste, ce don de métamorphose, de se mettre dans la peau et l’habit de l’autre, semble impossible, voire interdite. Le sujet, pour aussi bien constitué qu’il soit, se trouve ainsi isolé, exilé de tout ce qui n’est pas lui. En même temps, ces sociétés naturalistes se distinguent par leur pluralité, le chatoiement des relations et des pratiques que ne subsume aucune prétention à l’universalité.
Je ne fais qu’esquisser la pensée de Descola, l’ouvrage approche les 800 pages et son intérêt réside dans le détail des particularités que je ne peux pas exposer ici. Son intention est de « situer notre propre exotisme comme un cas particulier au sein d’une grammaire générale », ainsi que de participer à un changement de paradigme, puisque notre ontologie ne parvient plus à rendre compte des découvertes scientifiques récentes sur les animaux et le cerveau et que l’urgence écologique nous presse de trouver le moyen d’entendre les non-humains, de leur donner des moyens d’expression, de les intégrer à nos échanges à leur sujet et en leur nom. Réflexion salutaire, qui ne condamne pas la modernité ni la science, mais amène à tirer les ultimes conséquences de leur évolution.
Sans doute l’alternative la plus instructive est-elle l’animisme. Le totémisme reste inconcevable hors de son lieu d’apparition et l’analogisme ayant précédé et préparé le naturalisme, il ne semble pas pouvoir le bouleverser en profondeur, tandis que l’animisme, en offrant une inversion terme à terme du naturalisme, pourrait le déconstruire. Ma préférence s’explique par celle de l’auteur, spécialiste de l’Amazonie, qui sait rendre avec une vivacité et une suggestivité inégalées le charme de ces régions, et aussi par mon expérience. L’animisme décrit ma sensibilité innée, ce monde enveloppant et hanté, le bruissement des êtres qui m’entourent, même des murs, le drame de manger des âmes, qu’elles soient de fibre ou de chair, la difficulté à tracer les frontières de l’être propre, le goût enfin de la métamorphose. Même les cas de cannibalisme me rappellent mes cauchemars les plus inoubliables, ceux où je suis mise en pièces et dévorée.
Beaucoup de mes proches ont une prédisposition pour l’analogisme, ce qui jusqu’ici m’a plutôt irritée, mais cet ouvrage m’aide à mieux les comprendre. Leurs croyances ne se réduisent pas à la superstition et à l’ignorance, elles rendent compte de leur expérience ontologique, toute différente de la mienne. Le préjugé est d’ailleurs partagé. Ceux qui se réfèrent à des théories magiques d’influence des astres et de sympathie des éléments s’étonnent si je mentionne l’âme, n’y voyant qu’une figure de style, une complaisance romantique ou, pire, la survivance d’un monothéisme honni, et se taisent, déconcertés, si je précise qu’elle n’est pas le privilège des humains ou même des vivants. L’âme tient pour moi de l’évidence, je n’ai besoin d’aucune preuve de son existence. La preuve m’en est fournie par mon souffle, l’air, le vent, la lumière et le sang, des regards ou une réminiscence, que sais-je, la vie, la mort aussi.
Malentendus ontologiques si fréquents même sous l’égide du naturalisme. Si quelqu’un se réfère à mon signe astrologique, je le prends autant au sérieux que s’il me soutenait que la terre est plate, mais s’il m’affirme que les arbres ont une âme, et qu’il en reste une parcelle dans cette latte de parquet, ou l’écharde dans mon doigt, j’ai peu de mal à y croire et longtemps j’y ai cru. Mais il est douloureux de vivre parmi les âmes dans la modernité, il manque la possibilité de leur parler ; et si on les écoute, on les entend hurler.
Reste la littérature, ultime métamorphose.
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