Il paraît que les bilingues ont une identité, ou une personnalité, différente selon la langue parlée. Si j’en ai appris plusieurs (l’anglais, le portugais et l’espagnol, ainsi que des notions de grec ancien et de japonais), je n’ai pratiqué que l’italien au point de ressentir cette altération, déterminée en grande partie par la sociabilité du pays locuteur.
Rien d’étonnant à ce qu’en italien je sois plus vive, franche et brusque : les Italiens le sont vis-à-vis des Français. Ici, on ne fait pas de manières, on ne ménage pas cette distance entre soi et l’autre, comme un cordon de sécurité qui préviendrait tout contact imprévu. On apprécie aussi un brin d’insolence, un rien de taquinerie, on n’hésite pas à parler de ce qui fâche ni même à se fâcher. L’impératif revient souvent, le tutoiement est d’un usage courant. Dans la conversation, on s’attarde à chanter la phrase, même pour raconter une anecdote, surtout pour raconter une anecdote. En France, j’ai rencontré des gens qui s’écoutaient parler, pour admirer et faire admirer leur aisance et leur intelligence ; ici ils s’écoutent parler parce qu’ils aiment leur langue et se plaisent à en prolonger les résonances.
Cependant, une langue étrangère reste une muselière. Aussi fréquemment qu’on la parle. Elle ligote l’élan, retarde l’à propos, oblige à trouver des substituts à la justesse de la langue première, et c’est en français, ce sera toujours en français que je trouverai la source qui mène à la haute mer. Là se trouve ma gravité comme ma légèreté. J’y ai une rapidité, une agilité qui me mettent en joie, du simple fait de parler ; et rien ne me touche ni ne me blesse comme en français. Celui-ci compte et engage, tandis que l’italien ne lie pas ma parole, il me semble moins porter à conséquence, appartenir à un certain faire semblant, et je dois me rappeler que ce n’est pas le cas pour celui qui me fait face.
En même temps, parmi des francophones, me manquent les mots anodins et immédiats de la sociabilité, ces ponctuations qui tournent parfois au tic. Ils me viennent en italien : bene, certo, speriamo, volentieri, comme les formules de félicitations, de bon augure et de compassion, les salutations dans les cafés et les rues, tout en italien, même du sarde ou de l’espagnol qui s’en mêlent (vale, eia) pour ne rien arranger.
S’ajoute une différence de ma voix (plus grave en français), de la bouche (plus ouverte en italien), de tout le visage (les sons français dans le nez et la gorge, les italiens derrière les dents et sous la langue), jusqu’au corps (l’expressivité des gestes qui illustrent le discours face à la retenue un rien bourgeoise par crainte du ridicule). Les deux personnalités se contaminent et je finis étrangère dans l’un et l’autre pays, entre deux langues, trop vive pour la France, trop réservée pour l’Italie.
J’entends le français du dedans, sans la moindre idée de ce qu’il donne du dehors, pour un étranger. Mais sa musique intérieure – le réseau de sons et de sens qui renvoie de mot en mot – je la connais par cœur. Je ne la maîtriserai sans doute jamais en italien, bien que j’entende déjà la langue du dedans et non plus du dehors, sauf dans le cas d’un accent très différent de ceux auxquels je suis habituée. Familiarisation bienvenue mais ambivalente, j’y ai perdu la musique extérieure (si ensorcelante en italien) sans avoir gagné l’intérieure. Perdu aussi ce charme de la langue étrangère parce qu’étrangère. La langue inintelligible est la langue natale, ai-je écrit quelque part.
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