La mémoire virtuelle que constitue la photographie, stockée dans l’ordre chronologique de nos logiciels, perturbe notre mémoire individuelle qui se réticule par connexions fortuites entre nos sensations. Elle interfère avec nos récits et nous invite à les réécrire, à tort, car du passé, il existe toujours plusieurs versions, la complexité du réel ne pouvant se réduire à une seule ligne narrative.
La photographie établit un certain récit du passé, sans commentaire et pourtant précisément articulé. Bientôt, des faits, il ne restera que ce précipité d’images, investi de davantage de vérité que nos réminiscences, avec leur aura floue de bruits, d’odeurs, d’espaces, de volumes, d’émotions, car pourvu du privilège de l’objectivité. Les clichés ne changent pas, nos souvenirs, si : au gré du présent, le passé se réinvente. La force de persuasion de l’image extérieure, fiable et stable, est telle qu’elle primera sur nos images intérieures, que chaque rappel recompose et redéfinit ; et elle finira par les effacer.
Il est vrai que par sa valeur indicielle, sa prise immédiate sur le réel, la photographie semble constituer une preuve irréfutable des événements, tandis que nos histoires expriment un point de vue subjectif, dans la matière hautement manipulable et donc suspecte du langage. Pourtant ce médium aussi falsifie, travestit, biaise, en privilégiant certains moments comme représentatifs et en invitant à la représentation de soi. Sa version, aussi authentique qu’elle soit, ne devrait pas dominer les autres et les invalider.
Combien ne reconnaissent pas leur enfance dans les albums de famille. Sentiment d’étrangeté face à cette sélection qui écarte tous les ressentis pour une mise en scène destinée le plus souvent au narcissisme du bonheur.
Dans la série Perdu de vue, le photographe finlandais Ville Kumpulalein traite de cette mémoire enfouie par la photographie, de ce fond blanc derrière le défilement des images : hors champ de la prise de vue, non-dit du roman familial, manque à être dans le renvoi de son reflet d’enfant. Pour retrouver ses souvenirs, il doit déchirer le cliché qui les voile, cribler, plier, brûler cette surface, ici justement superficielle, même si cela ne sert qu’à révéler le vide qu’elle recouvre, l’amnésie qu’elle compense et suscite en même temps. La violence de son geste répond à celle de ces photographies. Violence symbolique d’une preuve révisionniste qui dénie la vérité vécue. L’archive se trouve ainsi prise à contre-emploi : on cherche ce qu’elle cache. Kumpulalein semble cependant se réconcilier avec ces images dans le collage. Alors, le choix de ce qui est vu lui appartient et il parvient à redonner sens au passé.
Autres pistes de réflexion. En blessant la photographie, il se blesse lui-même, photographe de profession, et représente, de manière métaphorique, une blessure intérieure, indicible, indiscernable. L’absence à soi cherche à se résoudre dans la présence tactile de la photographie, sa matérialité de papier et de pigments. Le manque de contact durant l’enfance trouve un écho dans la brutalité de l’impact – de balle, de flèche.






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