Que faire de nos jours ?

Premier devoir de philosophie. Je ne me rappelle plus ma réponse. De toute façon, une telle réponse ne compte que si la question vient de soi et non d’un professeur. Mais je me rappelle le principal obstacle à ma réflexion. Sous ma plume, la question se transformait malgré moi en « que faut-il faire de nos jours ? » D’invitation à vivre, elle devenait obligation morale : payer la dette d’exister. Ce qui en dit long sur ma psychologie.

Que faire de nos jours ? Question à double entente : que faire à notre époque et que faire de notre vie ? Approche ambitieuse qui se tourne vers le monde et s’affronte à l’histoire et, tout autant, approche modeste, au plus près de la durée subjective, du rythme quotidien, avec ses inévitables retours, jour après jour, sa lente élaboration d’une direction. La vie se qualifie dans cet étonnant verbe « faire », comme si je faisais les jours et ce n’étaient pas eux qui me faisaient…

Incitation certes à quitter la paresse du laisser vivre pour embrasser le réel, créer du sens, ajouter au monde, se façonner un destin. L’existence, matière morcelée et inconsistante, est considérée comme une œuvre, voire un art et, par là même, elle le devient. Philosophie à sa naissance. Point où elle revient, périodiquement, pour renaître. Quand elle se demande comment et pourquoi vivre, sans s’égarer en systèmes et rhétoriques.

Risque cependant de toute-puissance, danger de l’ascèse qui domestique la vie au lieu de l’ensauvager, limites de notre action et de notre entendement à maîtriser et connaître ce phénomène, la vie, qui tient du miracle. Question qui se change alors, avec moins d’espoir mais aussi moins d’emphase, en « que peut-on faire de nos jours ? »

Privilège d’un choix, réservé à ceux qui peuvent décider de leur vie, mais ne décidons-nous pas tous dans une certaine mesure ? même extrêmement réduite ? même seulement de répondre ou non à un sourire ? Ou, à l’inverse, illusion d’un choix, y compris dans les sociétés qui ont pour premier principe la liberté, mais où le désir est asservi, la volonté pervertie, l’envie conditionnée.

Je ne referai pas ici cette dissertation. Mais la question m’est revenue en ces temps de confinement et d’effondrement, avec son ombre : le « faut-il » et ses fautes.

La morale à notre époque, et ce depuis plus de deux siècles, se résume à l’utile. Il faut être utile. Servir à quelque chose. Voici la règle. Que le discours politique se situe à gauche ou à droite, il adule l’utile : l’adjectif prendra dans un camp le sens d’indispensable, dans l’autre celui de profitable ; il deviendra synonyme d’intérêt collectif d’un côté, de l’autre d’intérêt individuel. Résultat de la révolution industrielle, politique, intellectuelle de la fin du XVIIIe. La raison se croit clairvoyante. Elle prévoit la fin et cherche le moyen le plus rapide pour y parvenir, escamotant toute autre considération, toute gratuité de sens, tout l’accessoire de la réalité. Elle se rêve ainsi scientifique, c’est-à-dire vraie et efficace. Elle devient marchande. Comptable. Mesquine. Morale démoralisatrice. Monde qui a beau s’enrichir, il en sort appauvri.

L’utile, quand il est isolé, répand partout la laideur, au sens littéral et figuré. Il y eut un temps, très long, où l’on faisait bien et bellement les choses pour le plaisir du geste, de l’avoir et de l’être, et où le profitable et le superflu se mariaient dans chaque objet, chaque relation. On les modelait, on les entretenait sans penser à leur utilité. Aujourd’hui, je lis dans des articles qu’il faut méditer ou voir ses amies, parce qu’on ne perd pas son temps en le faisant, c’est utile pour notre santé mentale. D’accord… Utile pour soi ou pour la société ? Dois-je le faire pour mon bien-être ou pour ne pas surcharger les cabinets et les hôpitaux psychiatriques ? Et n’est-ce pas, dans les deux cas, n’avoir rien compris à la méditation (qui détruit toute notion de moi et donc d’intérêt) comme à l’amitié (dont le moteur, de nouveau, n’est pas l’intérêt mais le désintéressement) ? D’où leur effet bienfaisant : elles nous libèrent de la logique utilitaire qui nous broie quotidiennement. Autre dérive : doit-on attendre l’article du neurologue qui nous assurera que parler aux anciens nous préserve de la dépression pour les déclarer utiles et les intégrer à notre société ? On dirait…

Œuvrons à la santé mentale de tout un chacun : débarrassons-nous de notre obsession de l’utile. Paradoxalement, elle ne nous rend pas service. Elle abaisse, minimise, trivialise nos existences, qui sont peut-être sans grandeur, mais ont du moins une certaine épaisseur.

Agir en considérant autrui comme une fin et non comme un moyen, affirmait Kant en fondant sa morale. Quand avons-nous commencé à nous considérer, nous-mêmes, comme un moyen et non comme une fin ? Nouvelle morale : agir en se considérant comme une fin et non comme un moyen ; et il sera naturel de traiter les autres de la même manière. En voulant bien agir, nous nous traitons comme une économie intérieure, équivalente à l’extérieure, qui doit produire toujours plus, se montrer toujours plus performante. Nous sommes devenus les courtiers du moindre gramme de notre âme.

Après les bouleversements de la fin du siècle, les romantiques se sont révoltés contre cette obsession de l’utile en se réclamant de l’inutilité de l’art, en louant la gratuité et l’accessoire et en refusant de participer à la société. Aujourd’hui, le règne de l’utilité s’est étendu au point que pour défendre l’art, il faut le déclarer utile, prouver qu’il appartient aux produits de première nécessité.

Alors que ce n’est pas la question. Qu’il soit utile ou non, l’art sera. Parce que créer est une nécessité humaine, pour des raisons qui échappent aux catégories de l’utile et de l’inutile. Celles-ci sont inadéquates pour rendre compte de la complexité de l’action, de ses motivations conscientes et inconscientes, de son inscription accidentée dans le réel, de ses enjeux intersubjectifs et narcissiques. Inadéquates et incertaines, car qui décrète l’utile et l’inutile ? Utile à soi, aux autres, à la vie, à la croissance ? Il n’y a rien de mal dans l’utile, certes, mais, surprise, dans l’inutile non plus ; et leur partage n’est pas aussi évident qu’il paraît. Tout acte a sa part de destruction et de construction, et l’utile des derniers siècles, avec son effarante efficacité, s’est révélé ravageur pour notre planète et notre psyché.

L’utilité ne doit pas être isolée dans chaque chose, dans chaque être, comme sa garantie qui l’autorise à exister aux yeux de notre petit dieu moderne, armé d’une panoplie de balances et de mesures. Penser en ces termes exige de justifier chaque jour son existence devant le tribunal de sa conscience. Mais notre existence n’a pas à se justifier devant notre conscience. De quoi celle-ci a-t-elle conscience ? De rien ou presque. Sa capacité d’attention est aussi réduite que son pouvoir de distraction est étendu. Faisceau de clarté dans l’obscurité, elle saura toujours bien moins qu’elle n’ignore. Aussi voyante et virtuose que soit notre intelligence, elle ne peut embrasser l’ensemble des êtres et deviner quel ordre y préside.

Nos vies, dans leurs aléas et leur absurdité, sont tout aussi justes et justifiées que celles de l’herbe et de l’étoile. Elles s’enracinent dans une nécessité et se nourrissent d’un sens qu’aucun esprit de calcul ne pourra comprendre avec ses listes et ses cases à cocher. Elles s’élèvent par l’accomplissement d’une visée interne, aussi organiquement harmonieuses et incompréhensibles que l’alchimie de nos cellules et le chuchotis des forêts. La vie est, voilà sa raison d’être, au-delà, ou plutôt en deçà, de ce que nous pensons de cet être-là.


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Commentaires

5 réponses à « Que faire de nos jours ? »

  1. Avatar de Etienne Léna
    Etienne Léna

    Bonjour, merci de rappeler ces notions fondamentales. Je diffuse votre billet à mes étudiants en proie à la douleur de l’utile. Et je recommande la lecture du très intelligent Hartmut Rosa « Rendre le monde indisponible », ed. La Découverte, 2020 qui prolonge cette réflexion.

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    1. Avatar de Aldor

      La douleur de l’utile : c’est une très jolie notion.

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    2. Avatar de Joséphine Lanesem

      Bonjour, merci de votre partage, et de votre recommandation, je ne connais pas cet auteur !
      La douleur de l’utile est très répandue, surtout parmi les meilleurs d’entre nous, qui se posent justement la question de leur rôle, de leur place, de leur responsabilité, mais elle est un dévoiement matérialiste de la morale, qui calcule trivialement les bénéfices et les inconvénients en ne prenant pas en compte l’ensemble organique que nous formons tous. Il lui manque une dimension spirituelle, une ampleur d’impensé : il y a plus que l’oeil ne peut voir, que la main ne peut compter.

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  2. Avatar de Jos
    Jos

    Anne Dufourmantelle, hélas disparue dans la grandeur de sa son éthique, pourrait, peut-être, t’accompagner dans tes pensées

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      J’ai beaucoup de sympathie pour elle, et d’admiration pour son courage. Mais sa pensée est pour moi assez attendue – sans doute parce que j’ai suivi la même formation, philosophie, psychanalyse. La psychanalyste qui m’a le plus aidée à vivre : Clarissa Pinkola Estes, dans Femmes qui courent avec les loups. Mais tu dois déjà connaître 🙂

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