Une des notions les plus intéressantes de Freud. Elle prend forme dans Au-delà du principe du plaisir (1920) et se trouve confirmée dans Le Moi et le ça (1923) et Malaise dans la civilisation (1929). Freud y réélabore sa conception de la psyché. En vérité, il ne cesse de le faire d’un article et d’un ouvrage à l’autre, mais ici le bouleversement est de taille. Face à la pulsion de vie, principe directeur indiscutable de la psyché, qui l’amène à chercher sa conservation et son plaisir par l’équilibre de l’homéostasie, est posée une pulsion symétrique de mort, tout aussi primordiale et décisive, qui vise la déliaison, la dispersion, l’annihilation par le déséquilibre des extrêmes et des excès. Que le vivant aime la vie est une lapalissade, mais qu’il aime la mort est plus difficile à admettre, si ce n’est sous une forme de maladie de la vie. Cependant cette hypothèse permet d’expliquer quantité de phénomènes obscurs de la psyché, notamment sa négativité forcenée.
Tandis que la pulsion de vie s’oriente vers l’avenir, la conservation et la perpétuation, la pulsion de mort s’exprime par un désir de régression, de retour à l’état originel de matière inanimée par l’autodestruction. D’un côté, la mobilité, la nouveauté, l’évolution ; de l’autre, le statisme, la répétition, la régression. Mais l’une et l’autre tendance ne se réduisent pas à cette opposition. Elles ont plus en commun qu’il ne semble. Toutes deux sont des pulsions et visent donc une stabilité de l’organisme, un idéal d’inertie, en dénouant les tensions et les maintenant au plus bas, que ce soit sur un mode plaisant, dans le rétablissement de l’harmonie et de l’équilibre psychiques et physiques (processus d’unification de la pulsion de vie), ou sur un mode douloureux, dans le retour à l’état premier de matière inanimée (processus de morcellement de la pulsion de mort). La première trouve sa satisfaction dans la réalisation, la seconde dans la destruction. Sans être contraires, ces pulsions se contrarient, puisque l’une cherche à conserver la vie, éviter les dangers et réaliser l’inertie souhaitée par une fusion avec l’objet désiré, tandis que l’autre tente de mettre la vie en péril de l’intérieur et de réaliser l’inertie par une déperdition complète et irrémédiable.
Freud attribue la pulsion de mort non seulement à l’humain, mais à l’ensemble du vivant. Rien de plus naturel que cette pulsion, donc, qui s’unit à la pulsion de vie comme le revers à l’envers. Il contredit ainsi le bon sens et l’opinion générale qui affirment que la vie aime la vie, comme en témoignent tous ses efforts d’adaptation et de perpétuation, et que la mort n’est qu’un événement tragique venu de l’extérieur. Considérant que la mort est la fin de la vie – et donc sa finalité – Freud la place comme un objet de désir aussi puissant et attirant que la vie elle-même. La vie se prolonge vers la mort, avant et après. Elle tend vers elle comme vers son origine et son accomplissement. La pulsion de mort semble d’ailleurs englober la pulsion de vie, puisque la pulsion de vie a pour but et idéal une inertie qui imite la mort. Freud en arrive ainsi à forger l’oxymore d’« instinct de mort ». Il faut imaginer ce qu’une telle expression peut avoir de scandaleux pour son époque positiviste, éprise de progrès et d’évolution. En d’autres temps, plus irrationnels, l’existence d’une telle force obscure, d’une tendance contre nature au sein de la nature, d’une vie par essence tragique n’aurait pas tant surpris et choqué. Mais Freud est contraint d’inventer cette théorie par son époque même, ravagée par la guerre. Il doit trouver une explication à la barbarie soudaine d’une civilisation considérée comme avancée. La question qu’il soulève a donc une portée morale. Il souhaite comprendre la douleur infligée à soi-même comme aux autres, la raison de l’agressivité et de la cruauté. En d’autres termes, il se demande d’où vient le mal.
Cet instinct se manifeste d’abord en soi et contre soi dans une tendance à l’autodestruction, mais il s’extériorise ensuite contre le monde extérieur, objets ou personnes. Il ne cesse pas pour autant d’être actif en soi. Alors cristallisé dans les exigences et les interdits du surmoi, il est cette petite voix qui critique et dévalorise à longueur de journée, sans être constructive, seulement pour enfoncer, paralyser, entraver. L’agressivité contre l’autre vient donc d’une agressivité contre soi, la destruction prend sa source dans l’autodestruction. La pulsion de mort en arrive à vouloir non plus – ou non seulement – la mort propre, mais la mort de l’autre ou de l’environnement. Dans cette nouvelle configuration, la pulsion de mort s’allie à la pulsion de vie et ne la contrarie plus, puisqu’en s’exerçant contre le monde extérieur, elle protège et préserve la vie des attaques qui peuvent en venir ou de sa simple inadéquation au monde. Ce fonctionnement peut devenir dangereux, lorsque la pulsion de vie met entièrement à son service la pulsion de mort jusqu’à ne pouvoir se perpétuer qu’ainsi. L’existence ne se maintient alors qu’aux dépens de celle de l’autre. Dans une certaine mesure, la pulsion de mort est indispensable à la pulsion de vie et leur liaison est bénéfique. L’être doit se protéger des agressions du monde extérieur par une agressivité égale pour se maintenir en vie. Mais au-delà de cette mesure, la vie devient survie, elle se maintient en déchaînant la mort, ce qui la met elle-même en danger. Il faut chercher un équilibre entre les deux. Le mal ne vient donc pas de l’instinct de mort à proprement dit, mais de la manière dont il se délie de l’instinct de vie.
Par cette théorisation, la psychanalyse n’hésite pas à penser la négativité à l’œuvre dans la psyché, à reconnaître sa force et son inéluctabilité, ce qui est plus que nécessaire dans notre société ultra positive et positiviste, qui célèbre le culte du bonheur, du bien-être, de la belle apparence et des bons sentiments, au risque de refouler et donc d’entretenir et de déchaîner précisément le contraire. Elle force à la lucidité, en ne cherchant pas à adoucir la gravité de la violence et de la souffrance. Derrida la considérait comme la seule discipline qui osait penser la cruauté dans toutes ses implications.
Cependant cette notion ne me convainc pas entièrement, notamment par sa peinture, dans Pourquoi la guerre ?, d’une nature mauvaise qu’une culture éduquerait à l’élévation. Les recherches récentes sur la préhistoire montrent le contraire : si la violence a toujours existé, les ossements retrouvés prouvent qu’elle restait très ponctuelle, le plus souvent accidentelle et faisait l’objet de soins, de réparation. Le blessé, comme l’handicapé de naissance, n’était pas abandonné et pouvait connaître une longue vie. Freud dépend des connaissances de son temps et des idées reçues d’alors sur la primitivité sauvage. Par exemple, la guerre s’est fort probablement développée au Néolithique, avec la sédentarisation, l’accumulation des denrées, la concentration humaine, la nouvelle rudesse de la vie d’agriculteur et d’éleveur, l’apparition de la propriété privée et des classes sociales. Le mal viendrait-il donc de la culture ? Ce serait trop simpliste et nous serions à notre tour dépendants de notre époque qui idéalise la nature, présuppose sa bonté et crédite de tout le mal l’humain et sa civilisation. Et si la violence venait soit d’un excès de culture, soit d’un excès de nature, c’est-à-dire d’un manque de vécu, d’un émoussement de la sensation et de l’intuition par trop d’intellection ou, au contraire, d’un déchaînement des instincts, d’un aveuglement des pulsions par manque de sublimation ? Mais la distinction même entre nature et culture pose problème. Quelque part, tout est nature. L’intelligence humaine est un développement de la nature dans toutes ses productions et inventions, jusqu’à ses techniques les plus contre-nature, sa pensée la plus abstraite et sa soif spirituelle.
L’autre critique que je formulerais porte sur le présupposé métaphysique de cette métapsychologie. Freud suppose que la mort précède la vie, mais l’absence de vie n’est pas la mort. De même, faire de la fin de la vie sa finalité me semble un saut conceptuel assez osé. Et toute sa description naturaliste de la psyché est si loin de mon expérience et de ma sensibilité.
Bien évidemment, l’intérêt de la pulsion de mort se situe ailleurs, non dans la spéculation philosophique, mais dans la pratique psychanalytique, pour rendre compte de la répétition et de la résistance, de l’enlisement désiré dans la souffrance. Dans ce cadre, elle doit être utilisé à bon escient. Il serait trop facile de se dédouaner de l’échec d’une thérapeutique en en appelant à la pulsion de mort et en faisant peser au patient, non seulement sa souffrance, mais la responsabilité de sa souffrance. La pulsion de mort, qui est une idée, une hypothèse, non l’ultime vérité de la psyché, permet surtout de rendre compte de notre goût du néant et de notre jouissance de destruction, d’en prendre conscience pour ne pas les laisser agir à notre insu.
Votre commentaire