Éclats de rire

Les livres me font rarement rire. Tout au plus sourire. Et ceux qui me font rire ont en commun leur humour de l’absurde. Moi qui cherche si ardemment le sens des choses et de la vie, être libérée de cette quête pour un temps suffit à me réjouir. Vacances de l’esprit. L’ironie, si courante dans la littérature française, ne tire de moi qu’un sourire de connivence, une petite satisfaction de supériorité, parfois m’oblige au chapeau bas pour la finesse de la formulation. Mais l’absurdité gonfle et éclate comme une bulle de joie qui répandrait ses éclats. En voici une qui ne se prend pas au sérieux et ne craint pas de devenir aussi ridicule que ce qu’elle tourne en ridicule. Son intelligence patauge dans la bêtise, sa gaîté nous éclabousse d’insolences, son inventivité file en roue libre : rien n’arrête sa course déjantée, que ne ralentissent plus le bon sens ou la vraisemblance. Curieusement, l’impression n’est pas celle de la bêtise — que redoutait tant Flaubert avec son ironie mordante, et dont il n’a pas été exempt, à cause de sa méfiance obtuse envers le sentiment — l’impression est celle d’une intelligence libérée de ses entraves, à l’état pur, sans objet, qui se contenterait de se dédoubler afin de jouer avec elle-même, pour le simple plaisir du jeu, sans utilité ni finalité. Mais je me surprends à chercher du sens au non-sens. Décidément, on ne change pas.

Illustration par une petite prose de Julio Cortázar, tirée de l’ouvrage Cronopes et Fameux, dans une traduction de Laure Guille-Bataillon.

Perte et récupération du cheveu

Afin de lutter contre le pragmatisme et l’horrible tendance à la poursuite des fins utiles, l’aîné de mes cousins préconise le procédé suivant : s’arracher un beau cheveu, faire un nœud en son milieu et le laisser tomber délicatement dans le trou du lavabo. Si le cheveu s’accroche à la grille habituellement sertie dans ledit orifice, il suffit d’ouvrir un peu le robinet pour qu’il disparaisse à la vue. Sans perdre un instant, il faut se mettre à l’œuvre pour récupérer le cheveu. La première opération se borne au démontage du siphon du lavabo pour voir si le cheveu n’est pas resté accroché à une rugosité du tuyau. S’il n’y est pas, il faut ouvrir la section du tuyau qui va du siphon au conduit de descente principal. C’est là, à coup sûr, que vont apparaître de nombreux cheveux et il faudra compter sur l’aide de toute la famille pour les examiner un à un et rechercher le nœud. S’il n’apparaît point, un problème intéressant se posera. Celui de pouvoir démolir le conduit jusqu’au rez-de-chaussée. Cela impliquera bien entendu des sacrifices car pendant huit ou dix ans il faudra travailler dans un ministère ou dans une maison de commerce pour réunir la somme nécessaire à l’achat des quatre appartements sis au-dessous de celui de mon cousin. Et pendant tout ce temps nous aurons sans cesse en tête l’idée angoissante que le cheveu n’est peut-être plus dans le tuyau et qu’il faudrait un hasard bien improbable pour qu’il soit reste accroché à quelque écaille de rouille. Viendra le jour où nous pourrons casser les tuyaux de tous les appartements et, des mois durant, nous vivrons environnés de bassines et autres récipients pleins de cheveux mouillés ainsi que d’assistants et de mendiants que nous paierons généreusement pour qu’ils recherchent, séparent, classent et nous apportent tout ce qui peut être cheveu afin de parvenir à la certitude désirée. Si le cheveu n’apparaît point encore, nous nous engagerons alors dans une étape beaucoup plus vague et compliquée parce que la section suivante nous mène aux grands cloaques de la ville. Après avoir acheté un habit spécial, nous apprendrons à nous glisser sous les voûtes d’égouts aux heures avancées de la nuit, armés d’une lanterne puissante et d’un masque à oxygène, et nous explorerons les galeries, petites et grandes, aidés si possible d’individus de la pègre avec qui nous nous serons mis en relation et à qui nous devrons donner une bonne partie de l’argent que nous gagnons le jour dans un ministère, ou dans une maison de commerce. Très fréquemment, nous aurons l’impression d’être parvenus au bout de nos peines parce que nous trouverons ou qu’on nous apportera des cheveux semblables à celui que nous cherchons ; mais comme on ne connaît aucun cas de cheveu qui ait un nœud en son milieu sans l’intervention d’une main humaine, nous finirons presque toujours par constater que le nœud en question est un simple grossissement du cheveu ou un dépôt de silicate ou d’oxyde quelconque occasionné par un séjour prolongé sur une surface humide. II est probable que nous avancerons ainsi à travers diverses galeries petites et grandes jusqu’à l’endroit où plus personne ne voudra pénétrer : le grand collecteur qui va droit au fleuve, l’affIuent torrentiel des détritus, celui dans lequel aucun argent, aucune barque, aucune complicité ne nous permettraient de continuer nos recherches. Mais avant cela, et peut-être même bien avant, à quelques centimètres du lavabo par exemple, à la hauteur de l’appartement du second ou dans le premier raccord souterrain, il peut se faire que nous trouvions le cheveu. II suffit de penser à la joie que cela nous donnerait, au calcul éblouissant des efforts épargnés par pure chance, pour justifier, pour recommander, pour exiger même la propagation de cet exercice que tout maître scrupuleux devrait conseiller à ses élèves dès leur plus tendre enfance au lieu de leur dessécher l’esprit avec la règle de trois ou le désastre d’Azincourt. 


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Commentaires

3 réponses à « Éclats de rire »

  1. Avatar de carnetsparesseux

    Absurde, Cortazar ? Mais non, prisonnier d’une logique implacable (de celles qui obligent à grossir les rangs d’un ministère afin de pouvoir chercher ses cheveux en paix ; il y a des prédécents : Vian a ainsi rejoint l’Afnor – ou a peu près – et Maupassant le ministère de la marine)
    🙂

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    1. Avatar de Joséphine Lanesem

      Oui, tu as raison. Il démontre l’absurdité de la logique même. 🙂

      Aimé par 1 personne

  2. […] par nos soins, une adaption radiophonique d’une nouvelle de Julio Cortazar : « Perte et récupération du cheveux« . Ensuite nous nous sommes auto-interviewer à propos de notre rapport aux cheveux ! […]

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