Les athées sont très rares. Beaucoup se déclarent athées, mais peu le sont – et les véritables athées ont des vies âpres et désespérées, un parcours aussi exigeant que celui du plus fervent croyant. Le dictionnaire définit l’athée comme celui qui nie l’existence de Dieu. Mais nier, c’est déjà poser, supposer l’existence. Je préfère le terme d’incroyance à celui de négation. L’athée, donc, ne croit pas en Dieu.
Mais de quoi Dieu est-il le nom ? Prenons-le dans son sens le plus large, le plus intelligent, loin de sa pittoresque personnification masculine en patriarche de l’univers, comme le divin, qu’il soit un ou multiple, d’un ou plusieurs genres, avec ou sans figure, un esprit, une énergie ou un principe. Il désigne alors le sens. La raison des raisons. Une raison qui nous dépasse et, par là même, nous accueille. Un sens dans le non-sens, que nous n’aurions pas à chercher, à découvrir, parce qu’il repose au-delà de notre intelligibilité dans un inconnaissable que scelle l’insécable mystère : la vie, la mort. Une justification et peut-être une justice à la coexistence quotidienne du miracle et de l’atrocité. Une décision de notre destinée qui ne nous appartient pas et nous permet de nous y abandonner, dans le soulagement de savoir que toute vie, quelle qu’elle soit, est sacrée. Le partage nécessaire entre le regret et la reconnaissance. L’essence des êtres, leur commune appartenance.
Dieu est le nom de toutes ces choses et bien d’autres qui en sont une : le sens. Et qui vit, qui peut vivre sans le sens ? En théorie, sans doute, mais en acte, jamais. Nous croyons. Tous, ou presque. Mais si souvent sans le savoir. Parce qu’il est ridicule de croire, n’est-ce pas ? Besoin infantile et infantilisant de l’âme que la mère raison remet dans le droit chemin. Le divin s’occupant justement de ce qui échappe la raison, n’est-il pas normal qu’elle le disqualifie ? Nous voici dans une situation intenable : pressés par la nécessité comme par l’impossibilité de croire.
Même si je fais céder la raison, un autre obstacle surgit : la religion. Celle-ci reflète, confirme et conserve une société donnée. Elle est par nature réactionnaire, surtout dans ses institutions. Comment y adhérer ? Le divin, que je reconnais, que je connais comme ce qui au plus profond de moi n’est pas moi, comme la terre natale, sauvage, dont rien ne pourra me déraciner, quand il prend un visage tourne à la mascarade. Les monothéismes dans leur amour de l’un me semblent, par essence et principe, misogynes. Dans un système où l’être humain est à l’image d’un Dieu unique, il ne peut qu’être un, dans ce cas homme, la femme surgissant de lui telle une monstrueuse excroissance, qui ruine son unité comme son union avec Dieu. La haine de la femme contient la haine de la différence, du divers, du multiple, de la réalité engendrée, de la vie qui s’invente et varie, de la nature concrète, irréductible à la pensée, du monde d’ici et maintenant.
Il existerait un monothéisme féminin. Une grande Déesse mère archaïque. Supposition qui repose sur les représentations graphiques, sculptées et gravées, de la préhistoire. Peut-être, mais je l’imagine immédiatement, cette déesse féconde dont la vulve, les seins, les fesses constituent les principaux attributs, engendrer d’autres esprits, se démultiplier en déités diverses. Elle a été conçue récemment par les féministes, en s’appuyant sur ces restes archéologiques, en miroir au monothéisme masculin, mais si elle a existé, elle a dû avoir une destinée toute différente, loin de la norme mâle, de son amour du même, de son fanatisme de l’un. D’ailleurs, appartenant à un monde d’avant l’écriture, elle s’épanouit sous forme d’idole, se célèbre par l’image et ne refuse donc pas la duplication, tandis que le Dieu unique masculin ordonne que soit adoré le texte dans son unicité et diabolise la duplicité de l’image. Si l’hypothèse de la Déesse mère est critiquée, elle reste l’une des explications les plus plausibles aux figurations énigmatiques de nos ancêtres : les autres supposent des fantaisies ou des fascinations érotiques de la part d’artistes, forcément mâles et forcément hétérosexuels, ce qui me paraît assez borné.
Quoi qu’il en soit, les religions qui préservent le masculin et le féminin sont les plus équilibrées et donc les plus sages. Polythéistes, elles paraissent invraisemblables à nos esprits cartésiens. Qu’on puisse croire en Dieu, encore, ça passe. On se rappelle Kant, la distinction entre les ordres physique et métaphysique : on ne peut fonder en raison ce qui dépasse la raison, mais il n’est pas déraisonnable d’y croire. Mais plusieurs dieux ? Cela reviendrait à croire aux contes de fées, aux romans de fantasy. À titre personnel, le christianisme, le judaïsme ou l’islam me sont plus étrangers que les polythéismes grec ou hindou. Non que je croie à l’existence de ces multiples divinités, mais les principes qu’elles figurent, par leur confrontation et leur compensation, jouent un rôle dans ma psyché, tandis que leur Dieu, par son statisme, sa distance, son sérieux, n’y suscite aucun écho. Certes, ma croyance se dirige vers un principe unique, sa dynamique est monothéiste, mais le caractère de leur Dieu ne ressemble en rien au divin qui m’est familier. Le dogme lui est contraire. Il – ou elle, ces derniers temps, c’est elle – est ambivalent, impertinent, gai et grave, furtif, aventureux, rieur, protecteur, indomptable. Il ne me lie pas, il me délie. Loin de garantir une quelconque autorité humaine, il les sape toutes par son incompréhensible compréhension. Il n’élit personne et concerne tous.
Ma résistance envers la religion tient également à son folklore, ses rites, ses stéréotypes. Pourtant le divin requiert des gestes, des espaces, des marques. C’est la seule manière de le cerner, le concentrer, de ramener sur elle-même la vie oublieuse de son essence. Il m’est impossible d’emprunter les symboles désuets, disparates, décousus de religions qui pour moi ne sont pas le réceptacle du sens – et où j’ai trop souvent vu le sens saccagé. Il faudrait inventer les miens, mais comment ne pas donner dans l’arbitraire ? Je risquerais de devenir artificielle en voulant être authentique.
Soit dit en passant, j’ai remarqué dans mon entourage, qui se montre principalement athée, une croyance très répandue en l’astrologie. Je trouve curieux que des gens qui dénigrent si facilement les religions instituées et ridiculisent allègrement tout type de croyance s’adonnent à ces superstitions. Je ne nie pas que les astres puissent avoir une influence sur nos destinées. Dans la nature, tout est lié et il est probable que les saisons, les configurations de notre naissance aient un effet, indécidable, sur qui nous sommes ou devenons, mais aucune science ne peut en rendre compte, même si elle dissimule son ignorance par de l’obscurité et de feintes complexités. Ses assertions sont invérifiables, m’a-t-on répliqué, comment savoir si elles sont vraies ou fausses, mais dans ce cas l’invérifiabilité ne signifie pas une égale probabilité de véracité ou de fausseté. Sinon je peux affirmer que telle planète lointaine dans un système inaccessible est faite de fromage, et c’est invérifiable, voyez-vous… Elle est trop loin pour qu’on en sache quoi que ce soit… Alors, peut-être qu’elle est en fromage, peut-être que non… Comment les scientifiques peuvent-ils affirmer qu’elle n’est pas en fromage ? Y sont-ils allés ? Ont-ils recueilli ses données ?
Profitons-en pour distinguer science et pseudo-science. Que les astres aient une influence entre eux, sur la terre et la vie sur terre, même la plus minime, et toute sa matière, y compris inerte – mais est-elle jamais inerte… – c’est évident et c’est un champ de la science. L’astrologie prétend quant à elle déterminer des destinées humaines par des correspondances entre les faits individuels ou collectifs et des configurations astrales arbitraires. Elle n’a rien de scientifique, bien qu’elle copie ce langage et cette méthode. Elle projette ses fantasmes sur la nature au lieu de chercher à la connaître. Mais toute croyance n’est-elle pas une projection de fantasmes ? Au moins en partie. Dans ce cas, pourquoi être aussi scandalisée par l’astrologie ? Parce qu’elle confond science et croyance. Celles-ci occupent des pièces et se chargent de tâches différentes dans la maison de l’âme. Demander à l’une ce que fournit l’autre ou de remplir son rôle, c’est les vouer toutes les deux à la ruine, offusquer le sens comme trahir la nature.
Je me demande si l’astrologie telle qu’elle se pratique de nos jours ne reflète pas notre société comme toute religion dominante en son temps. C’est une croyance individualiste et consumériste, qui se renouvelle chaque mois sous la forme de l’horoscope et ne concerne que le moi narcissique, qui aime se raconter des histoires et surtout en être le héros, dans une vision qui ne considère pas la communauté des vivants et encore moins le Tout, l’esprit en toute chose. Elle n’exige pas de sacrifice ni d’ascèse, pas le moindre dépassement de soi, n’oblige à aucune éthique, n’offre que du bénéfice. Quand je vois son succès, je me demande si je ne généralise pas mon expérience personnelle en déclarant que nous sommes tous croyants. Peut-être est-ce tout l’inverse. Peut-être sommes-nous tous, presque tous, incroyants, même parmi les croyants déclarés. Devrais-je renverser toute mon analyse ?
Alors je parlerai en mon nom seulement. J’ai eu une expérience très vive du divin dès l’enfance. Je jouais avec Dieu, je lui parlais. Je le confie avec réserve. L’expérience spirituelle est, selon moi, la plus intime. Si je devais la décrire telle que je la ressens aujourd’hui, je dirais : un déchirement, le long de la respiration, en travers de la poitrine, douloureux, une fissure qui libérerait du corps sa lumière. J’ai grandi dans un milieu aveuglément matérialiste, avec difficulté, comme, disons, une plante tropicale en Suède. Cette clandestinité a été dure, mais a rendu ma croyance plus pure. Elle ne s’est troublée d’aucune considération d’orthodoxie. J’entends souvent raconter que l’on croit en Dieu dans les situations extrêmes. Peut-être ai-je été tout de suite jetée dans une situation extrême et peut-être est-ce ce qui nous manque pour croire. Car ce n’est pas la raison qui affaiblit notre croyance, mais notre confort. Cet excès d’objets et de techniques, toujours de nouveaux objets et de nouvelles techniques, comme autant de sutures sur la déchirure que rien ne refermera, jamais, qui nous constitue et si nous cessons de l’obstruer et décidons de supporter sa douleur, nous verrons la lumière qu’elle libère.
Mais pourquoi croire ? Quel intérêt, dira-t-on. Car l’intérêt gouverne notre monde… Pour l’immensité, répondrai-je. Pour quitter la vie étriquée des soucis et des mépris. Suis-je une exception ? J’entends si souvent parler d’un monde désenchanté, déserté par le sacré. Le monde est terrible, c’est certain. Mais sans enchantement ? Sans sacré ? Vit-on dans le même ? Ne voyez-vous pas la révélation au coin de la rue ? Que l’on soit croyant ou non, sans le savoir, en le sachant, notre vie est une réponse à la question de Dieu, à la question du sens, alors n’attendons pas la dernière extrémité pour la formuler.
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