Récit de rêve
C’est la guerre. Universelle, anarchique, interminable. Son bruit est partout ou presque. Le monde en a perdu ses couleurs. Il est éteint, d’un gris brun de boue séchée et de peau terne.
Deux femmes qui semblent des hommes. Elles sont en couple. Grande et forte, Flore est un homme devenu femme ou une femme devenue homme. Frêle et pâle, Melika équilibre et efface l’un et l’autre sexe.
Fatiguées de lutter, elles ont gagné la barrière des réfugiés, à la frontière non d’un pays mais de la guerre.
Flore a de la famille qui travaille là. Elle ne leur parle plus depuis longtemps, se pensant radicalement différente d’eux, née d’elle-même, mais à cette occasion elle ravale son orgueil pour leur demander de l’aide. Elle s’arrange cependant pour éviter son cousin au guichet et montrer son passeport à un employé inconnu, afin que sa famille ne sache pas ce qu’elle veut tant savoir : de quel sexe elle est.
Avant d’arriver aux voies d’où partent les trains pour les rares pays en paix, Flore et Melika traversent un magasin. La mère de Flore leur conseille d’acheter à manger : « le trajet sera long et il n’y aura rien ». Melika aimerait prendre des biscuits en forme de saucoupes volantes, mais elles n’ont pas assez d’argent et choisissent une tablette en chocolat : le plus nourrissant pour le plus petit prix.
Dehors le train attend en rase campagne, portes fermées, les réfugiés sur le quai. Flore va en tête et se tient devant la première porte. Melika s’assied vers le milieu, en retrait, sur un banc. Sans se concerter, elles ont décidé de ne pas monter. Pour résister, pour protester contre cette guerre, ce système, cette injustice même qu’elles puissent être sauvées. Quand les portes s’ouvrent, d’autres comme elles refusent de monter. Des haut-parleurs profèrent des menaces, leur prédisant une vie d’errance, pire que la guerre, sous terre et sans identité. Ils refusent et fixent droit devant eux, fiers et statufiés.
À la dernière minute, exactement cinquante secondes avant le départ, Flore monte dans le train. Melika ne l’a pas vue. Elle fixe encore droit devant elle. Quand le train part et que son regard se désenchante, elle découvre la place vide de Flore. Elle s’y rend. Elle ne lui en veut pas. Elle est triste sans rancune. Sait-on jamais pourquoi on fait ce que l’on fait et qui le fait en soi ? Peut-être la minute d’après serait-elle redescendue. Il aurait fallu une minute de plus. Peut-être regrette-t-elle déjà. Et sûrement elle souffre de son geste, accompagnée par l’ombre de Melika, une ombre qui ne la quittera plus jamais. Elle s’est liée à Melika plus irrémédiablement que si elles étaient restées ensemble.
Quelque chose scintille dans l’air. C’est un fin cheveu d’or de Flore. À sa pointe brille un bijou, un minuscule et friable papillon d’argent. Melika se met sur la pointe des pieds et l’attrape avant que le vent ne l’emporte.
Sous terre, les clandestins en rencontrent d’autres qui les aident à s’organiser. Dans un parking, une femme leur enseigne à faire des passerelles rayonnantes comme des toiles d’araignée avec des tuyaux de plastique en accordéon. C’est ainsi qu’on se déplace sans danger sur les ruines des villes envahies par la nature sauvage. Ils iront dans un petit pays encerclé de montagnes, le pays des enfants abandonnés. Il y en a tant en ces temps de guerre mais eux ne se font pas la guerre. Ils vivent de baies. Le pays regorge de framboises. Il est plein de papillons.
Un bateau les y amène. Il traverse une mer argentée et dépasse un bateau plus grand mais à moitié vide. Le capitaine leur indique qu’il s’agit du bateau officiel des réfugiés politiques. Oui, il est à moitié vide. Ce ne sont pas les pays en paix qui ne veulent pas les accueillir, mais leur propre pays en guerre qui refuse de les laisser partir.
Si, à l’arrivée, les clandestins croisent un administrateur de leur pays, ils devront décliner un nom nouveau qu’il ne saura identifier. Melika, à la poupe, se penche en arrière et baigne ses cheveux, sa nuque et son buste dans l’eau fraîche, comme pour se baptiser. Elle s’appelle Melika Andrea. Se relevant, elle dit son nouveau nom : Melika Koulak, mais le capitaine lui dit qu’elle doit aussi changer de prénom. Elle se baigne de nouveau, avec le même geste, s’arquant en arrière et laissant ses cheveux se prendre au sillage, puis se relève avec un nouveau nom : Christophe Melis. Si ça te plaît… répond le capitaine, sous-entendant que ça ne lui plaît pas et le silence de l’équipage lui donne raison. Melika regarde l’horizon qui prend forme, la rive qui approche. Elle cherche un autre nom encore.
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