« C’est un chardon brûlant que l’on a domestiqué, cultivé et mangé froid. Il a un cœur comestible deux fois l’an – trois fois les bonnes années – qui est une inflorescence sans fleurs. Il a un bon fond, généreux réceptacle des maux des autres qu’il accueille sans préjugé, encourageant toujours la mise en mots. Une après-midi mélancolique il est né, dans la chaleur d’Afrique du Nord où son nom est une épine de la terre. Il continuera d’être cultivé tant qu’il nourrira ; de l’art du chaud nous forgerons demain un cœur plus vaste – ou nous étoufferons. » Voici le manifeste de la revue Artichaut, aussi savoureuse qu’épineuse, alliant l’engagement à l’émerveillement. Pour ce numéro 3, le thème est pour le moins énigmatique : le point. Jean-Paul Morrel Amstrong l’illustre par son art du tentsugi, qui consiste à déchirer puis recoller des photographies, en les colmatant de points blancs sur fond noir qui, tout en suturant la blessure, l’ouvrent sur la béance d’un ciel étoilé.
Le sujet est à la fois ludique et grave. Signe de ponctuation, clin d’œil littéraire, occasion de variations oulipiennes, le point est également le rappel de notre finitude, le minimum de l’être, son amorce ou son extinction. Onze auteurs ont participé, de manière très différente, par des récits, des réflexions, de la poésie, de la prose, avec humour, avec détresse. Quelques textes m’ont particulièrement touchée. J’en consigne ici des extraits.
Point du jour, de Quyên Lavan, sur l’aube et l’éveil, tout simplement éblouissant :
« À mes désirs captifs dans la mousse des songes
Tu rends la pointe claire et l’aiguille du nord
Comme aux toits resserrés sous l’aile de la nuit
Leur juste latitude d’ocre et d’outremer
et sans hésitation
des lèvres emmurées dans l’épaisseur de l’ombre
tirant à neuf les lignes où se poseront
comme un vol d’étourneaux les signes et les sons
tu m’appointes à la grâce de vivre. »
L’Instant T, de Frédéric Fiolof, sur la perte et le deuil :
« (…) je n’avais pas peur de la nuit en ce temps-là.
J’avais peur pour la nuit.
La nuit si noire au fond de son cœur. Si froide en son cœur froid. La pauvre nuit. Je ne savais pas comment toquer à sa porte pour y entrer. Comme m’y prendre pour la consoler. Je la plaignais. Ma sœur la nuit.
Du fond de ma chambre si douillette.
Je ne savais pas que c’était elle qui viendrait à moi.
Ce jour où je ne la reconnaîtrais plus. Avec sa triste figure et sa mâchoire bleue. »
Moi, Eyenne des Trois Ruisseaux, accomplis mon 28e miracle, de Yacine Majidate, où une fillette décide de déchiffrer le mystérieux message lumineux d’un phare de la rive opposée :
« Alors moi, Eyenne des Trois Ruisseaux, accomplisseuse de cent miracles passés et à venir, voilà ce que je fais. Je me tiens sur mes gardes et je guette le prochain jet de lumière et YAK ! je l’attrape au vol ce beau fil d’argent !
DU PREMIER COUP ! HOP ! J’en fais plusieurs tours de mon poignet afin que ça ne glisse pas entre les doigts. C’est fort fin mais très solide aussi. Par contre, ça ne fait pas mal du tout. Ça ne diffuse qu’une fraîcheur bien agréable à la surface de ma peau. Maintenant, j’attends. Car c’est le moment où il faut redoubler de patience. Mais voici ce qui ne manque pas d’arriver. »
Fiston, Elsa Hieramente, qui raconte une métamorphose en point :
« Souvent j’entrais dans le couloir sur la pointe des pieds, les yeux mi-clos pour ne pas effrayer les fleurs. Les fleurs du papier peint n’aimaient pas qu’on les regarde. Si l’une d’elles se sentait observée, elle pouvait fuir. Elle glissait légèrement à la surface de l’eau en s’éloignant un peu. Ce n’était pas grave en soi. Mais l’idée de me mouiller les pieds ne me plaisait pas beaucoup. Alors j’avançais lentement, à tâtons, en sifflotant la chanson des fleurs pour les calmer. Les fleurs étaient souvent stressées comme maman. Et fuyantes. Comme maman, elles traînaient derrière elles une longue chevelure de filaments sauvages. Des filaments ou des racines, quelque chose d’un vert un peu diffus. Il s’agissait probablement de nénuphars. »
J’ai eu la chance de participer au numéro. Plutôt que de parler de mon texte – qui est une tentative de définition du point – je vous présente l’œuvre choisie pour l’accompagner : La Fuite en Égypte d’Adam Elsheimer (1609). Première représentation de cette scène de nuit, mais surtout première peinture minutieuse et exhaustive du ciel nocturne grâce au télescope, tout récemment inventé, elle compterait jusqu’à 1500 étoiles, ce que cette reproduction ne rend que faiblement.
Les numéros d’Artichaut sont disponibles en librairie ou par commande via le site. Les deux premiers avaient pour thème « Révolutions » et « Personne », le prochain portera sur les « Arcanes ».
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