
Clarissa Pinkola Estés a mis 25 ans à écrire Femmes qui courent avec les loups. Sans doute mettrai-je autant de temps à l’assimiler. 700 pages qui sont autant de passages – tunnels, marches, barreaux, toboggans – descendant à l’intérieur de soi. Ce n’est pas le récit d’une initiation, mais l’initiation même. Le style étrange et prolixe berce et hante, chant agissant directement sur l’inconscient. Souvent il se répète, mais sa monotonie repose et apaise entre deux formules magiques qui déverrouillent les portes de la psyché. Ce livre est thérapeutique en ce qu’il donne des forces, du courage, de l’audace, aiguise les sens et l’intuition. Clarissa Pinkola Estés est psychanalyste comme elle aurait été guérisseuse dans une autre société : un guide dans le voyage aveugle vers le centre de notre terre intérieure, noire de terreur et de promesse, à la fois désert et luxuriance, riche de son cycle de mort et de vie. Elle soutient que la psyché féminine ne trouvera la paix qu’en retournant à sa source : la femme sauvage, vieille femme d’antique sagesse, qui ne suit que son sûr instinct, sait ce qui doit mourir, ce qui doit vivre et agit en fonction. Une sorte de Parque, de Loba, de Baba Yaga. Éduquées à la douceur et à la docilité, accoutumées au sacrifice, les femmes ont perdu la trace de leur origine et ne savent plus se fier à leur intuition. Il faut les remettre sur la piste, les aider à se retrouver.
Une telle essentialisation de la différence entre homme et femme fera sans doute l’objet de vives critiques. Mais cette différence existe. Elle est un donné, un fait, du réel irréductible – quoi de plus réel que le corps ? Et pourquoi voudrait-on changer de sexe ou les hybrider si les deux sexes étaient interchangeables ? L’égalité n’est pas l’identité. Savoir quelle est cette différence, c’est un autre problème. Sûrement pas ce qu’en fait le patriarcat, on est d’accord. Une amie, ardente féministe, me disait reconnaître cette différence, mais ne pas supporter que les hommes soient la norme et les femmes la différence. Je ressens exactement l’inverse. Quelle tristesse d’incarner la norme sociale et la neutralité grammaticale… C’est tout de même un délice de lire un livre où le féminin est enfin la référence, d’autant plus un livre de psychanalyse, discipline centrée sur le masculin et ne concevant le féminin que comme du masculin manqué et en manque – soit dit en passant, cette théorie révèle la grande inquiétude de ses auteurs face aux femmes, comme si, par leur simple présence, elles fragilisaient leur identité.
Clarissa Pinkola Estés soigne en racontant des histoires, contes ou rêves, cartes où se situer et s’orienter dans l’inconscient. Plus précisément, chaque chapitre est composé d’un conte suivi de son interprétation, nourrie de rêves de patientes. L’autrice a croisé les sources pour recomposer au mieux la version originale, païenne du conte, qu’elle sait rendre dans toute sa richesse sensorielle et symbolique ; puis elle l’interprète avec une pénétration qui en magnifie le pouvoir et l’enchantement, au lieu de les neutraliser comme dans la plupart des analyses qui prétendent dire le fin mot de l’histoire. Conte et rêve ont ici le même statut : labyrinthes de sens qui racontent plusieurs histoires en une, sans aucune morale que de façade, avec une crudité souvent prise pour de la cruauté. Le drame se joue toujours sur deux plans, à l’intérieur et à l’extérieur de la psyché. Par exemple, Barbe Bleue peut être ou, dans notre vie, un prédateur qu’on rencontre et qui ravage notre vie par sa violence, ou, dans notre tête, un prédateur qu’on se crée et qui mine nos idées, dépèce nos rêves.
Autrefois, un camarade, grand lecteur, m’avait dit qu’aucun livre n’avait changé sa vie et qu’il n’attendait pas ça de la littérature. Cela m’avait frappée parce que je n’attends que ça ; et peut-être ai-je tort. En tout cas, ce livre est de ceux-là. Comme d’une colombe dans le déluge, j’en interroge l’arrivée. Il m’est venu par mon père, il lui est venu par sa sœur, qui occupe ma place dans sa famille, mon doublon, dont souvent, par lapsus, il me donne le nom.
« Laver est un rituel de purification de toujours. Cela ne signifie pas seulement purifier, c’est aussi – comme le baptême, terme issu du latin baptisma et du grec baptizein, immerger – l’imprégner d’un mystère, d’un numen spirituel. Laver, c’est la première tâche du conte, pour redonner de la tenue à ce qui est devenu lâche à force d’être porté. Nos idées, nos valeurs, comme les vêtements, finissent par se ramollir à force d’être endossées. C’est dans l’eau qu’on renouvelle et revivifie, qu’on redécouvre ce qu’on croit fondamentalement vrai, fondamentalement sacré. »
« Vassilissa, marchant dans la forêt, porte le crâne ardent devant elle et sa poupée montre le chemin du retour. « Va par ici, va par là. » La douce créature est maintenant une femme qui marche avec son pouvoir devant elle. Une lumière incandescente émane des yeux, des oreilles, du nez et de la bouche du crâne. (…)
Ce pouvoir formidable l’effraie momentanément et il n’y a rien d’étonnant à ce que le moi pense que ce serait mieux, plus simple et plus prudent de se débarrasser de cette lumière ardente, car elle est d’une intensité extrême, comme Vassilissa elle-même. Mais une voix surnaturelle, venue du crâne, lui enjoint de n’en rien faire. Et cela, elle peut l’accepter.
Toutes les femmes qui se réapproprient leur intuition et les pouvoirs de Baba Yaga sont à un moment tentées de les rejeter. À quoi sert, en effet, de voir et de savoir tout cela ? La lumière du crâne ne pardonne rien. Les gens âgés apparaissent comme des vieillards, la beauté devient de la luxuriance, la sottise de l’imbécillité, l’ivresse de l’ivrognerie, l’infidélité de la trahison, les choses incroyables des miracles. La lumière du crâne est celle de l’éternité. Elle brille au front des femmes, comme une présence qui se porterait en tête et reviendrait leur dire ce qu’elle a vu. Elle est perpétuellement en reconnaissance.
Or, voir, sentir de la sorte oblige à agir sur ce que l’on découvre : une bonne intuition, un bon pouvoir, c’est du travail en perspective. (…) Je ne vais pas vous mentir, il est plus facile, c’est vrai, de jeter loin la lumière et d’aller dormir. Avec la lumière devant nous, nous voyons parfaitement tous les aspects de nous-mêmes et des autres, du disgracié au divin en passant par tous les états intermédiaires.
C’est pourtant avec cette lumière que viennent à la conscience les miracles de la profonde beauté du monde et des êtres. Elle permet de dépasser la mauvaise action et de voir le cœur rempli de bonté, de découvrir l’esprit délicat écrasé sous la haine, d’être compréhensive au lieu de ne pas comprendre. Elle peut faire la différence entre diverses couches de personnalité, d’intentions, de motivations chez les autres, entre conscience et inconscience, chez soi-même comme chez les autres. C’est la baguette magique de la connaissance, le miroir où l’on sent et où l’on voit toute chose. C’est la nature sauvage profonde.
Il y a néanmoins des moments où ce qu’elle nous dit est douloureux et quasiment insupportable, car le crâne ardent montre aussi les trahisons qui se préparent, le défaut de courage chez ceux qui jouent les bravaches, l’envie figée derrière un sourire chaleureux, les atours qui ne font que masquer le dégoût. Elle éclaire aussi crûment nos failles que nos trésors.
Cette connaissance-là est la plus difficile à affronter et c’est alors qu’on a envie de se débarrasser du crâne. Mais c’est alors aussi qu’on sent, si l’on veut bien ne pas l’ignorer, une force issue du Soi qui dit : « Ne me jette pas. Garde-moi. Tu vas voir. »
(…) Si Vassilissa a le cœur tendre, ce n’est pas le cas du crâne. Lui, son rôle est d’être clairvoyant. »
« Pour gagner le cœur sauvage d’une femme, l’homme doit comprendre sa dualité naturelle. (…) L’être extérieur et la criatura intérieure, l’une qui vit dans le monde du dessus, l’autre qui vit dans le monde du dessous. La créature extérieure vit au grand jour. On peut l’observer facilement. Elle est souvent pragmatique, acculturée, très humaine. La criatura, elle, émerge souvent à la surface après un long voyage, apparaissant et disparaissant tout aussi vite, mais laissant toujours derrière elle le sentiment de quelque chose qui surprend, qui est original, qui sait. (…) Les forces masculines peuvent posséder une énergie meurtrière du type Barbe Bleue et essayer de détruire la nature duale des femmes. Ce genre de soupirant ne supporte pas la dualité. Il est à la recherche de la perfection, de l’unique vérité, de l’immuable feminina substancia, la perfection faite femme. Si vous en rencontrez un, fuyez à toutes jambes ! Mieux vaut avoir un amoureux du type de Manawee, tant au-dedans qu’au-dehors : c’est un bien meilleur soupirant car il est totalement gagné à la cause du Deux. (…) Manawee découvre et réclame la dualité de la femme, car il la juge digne de valeur, digne d’être courtisée, au lieu de la juger diabolique, laide, à rejeter. »
Traduit de l’anglais par Marie-France Girod.
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