L’invention du réel

Voyage dans l’oeuvre de Pierre Huyghe

« Produire des zones de non-savoir », telle est l’expression de Huyghe pour décrire sa pratique. Il s’agit de libérer la sensibilité des connaissances transmises, des catégories langagières, des usages consensuels qui l’éteignent silencieusement et de la soumettre, vierge et impressionnable, à une expérience inédite et intraduisible. Le non-savoir n’est pas l’inverse du savoir, qui serait ignorance et obscurantisme, mais son inversion, qui est fiction et obscurité. On désire toujours savoir mais non par l’argumentation et la vérification, plutôt par la narration et la suggestion. La réalité dans son altérité radicale se révèle dans l’ombre, non la clarté, par des contes inachevés, non un système organisé. Savoir et non-savoir s’opposent dans le vocabulaire de Huyghe comme le civilisé au sauvage, le lisse au rugueux, le fini à l’indéfini, le clair à l’obscur, le domestiqué au libéré, le cadré à l’incadrable, l’ici à l’ailleurs, l’image au récit. En choisissant le côté du non-savoir, l’artiste refuse la position de domination que confère le savoir. Il collabore passagèrement avec des plasticiens, des écrivains, des architectes, des musiciens afin de subvertir toute autorité que l’individu ou le groupe pourrait avoir et se place à égalité avec le spectateur : « Un artiste est quelqu’un de concerné, il n’est pas en dehors du monde. Cela n’implique pas qu’il en sache plus que celui qui regarde. Le spectateur n’est pas un élève. La transmission de l’expérience est réciproque. » Ce choix l’amène aussi à s’intéresser à la nature où se trouve par excellence la sauvagerie, la liberté et l’altérité caractéristiques du non-savoir.

Selon lui, la littérature est l’art qui parvient à créer des zones de non-savoir, « parce qu’elle n’a pas la prétention d’instruire et que l’adresse est différente ». Certains de ses auteurs deviennent un modèle pour Huyghe : Edgar Poe, Jules Verne, Jorge Luis Borges, Adolfo Bioy Casares, Roberto Bolaño, Raymond Roussel, William Burroughs, James Ballard. Leurs livres ont en commun d’être des récits d’aventure ou d’invention. Borges, dans son introduction à L’Invention de Morel de Bioy Casares, souligne que ce type de récit se confronte à l’énigme du réel, sans aucune servilité réaliste, se voulant paradoxalement à la fois vraisemblable, précipité par la nécessité, et pleinement artificiel, refusant tout effet de réel, tandis que le récit de type psychologique évacue le réel facilement au profit d’une libre fantaisie allègrement inconséquente tout en le masquant sous une fidélité de surface, attentive aux détails du quotidien. Ceci l’amène à préférer le roman d’invention ou d’aventure, supérieur en virtuosité de conception et de confection, d’une rigueur inégalée.

« Le roman de caractère, ou “psychologique”, tend à être informe. Les Russes et les disciples des Russes ont démontré jusqu’à la nausée que rien n’est impossible : suicides par excès de bonheur, assassinats par charité, personnes qui s’adorent au point de se séparer pour toujours, traîtres par amour ou par humilité… Cette liberté totale finit par rejoindre le désordre total. D’autre part, le roman “psychologique” veut être aussi roman “réaliste” ; il préfère que nous oubliions son caractère d’artifice verbal, et il fait de toute vaine précision (ou de toute languissante imprécision) une nouvelle touche de vraisemblance. Il y a des pages, il y a des chapitres de Proust qui sont inacceptables en tant qu’inventions, et auxquels, sans le savoir, nous nous résignons comme au quotidien insipide et oiseux. Le roman d’aventures, en revanche, ne se propose pas comme une transcription de la réalité. Il est un ouvrage artificiel dont aucune partie ne souffre d’être sans justification. »

L’esthétique louée par Borges, qu’il qualifie « d’imagination raisonnée », est exactement celle de Hugyhe : ni fuir le réel, ni le rendre, mais l’inventer.

Huyghe trouve chez les auteurs cités l’expérience ensauvagée qu’il cherche à susciter. Son art poétique s’y formule entre aventure et invention. Deux œuvres de Poe auxquelles il se réfère désignent ce double chemin. Le Domaine d’Arnheim relate l’heureuse histoire d’Ellison, compagnon du narrateur, qui distingua quatre conditions du bonheur et les réalisa sagement : le libre exercice en plein air, l’amour d’une femme, le mépris de toute ambition et l’aspiration à un objet hautement spirituel. Gratifié par la fortune d’un héritage exceptionnel, il le consacra à une œuvre de jardin-paysage. En effet, il s’était aperçu que la nature était en toute chose un miracle de perfection que l’art ne saurait que pâlement imiter sauf dans l’art de composer. Là toujours quelque détail discordait et les arrangements laissaient à désirer, ce que le tableau justement corrigeait. Ellison décida donc de consacrer sa considérable fortune à la réalisation de l’harmonie du paysage d’art dans la nature même. L’art et la nature se confondraient ainsi au point de ne pouvoir se distinguer. Il semblerait qu’un tel lieu fût l’ouvrage d’anges, ni des hommes pauvres créateurs et habiles compositeurs, ni de Dieu grand créateur et médiocre compositeur — du moins à l’échelle humaine. Les anges porteraient l’harmonie des hommes à la grandeur de Dieu, ils créeraient un tableau pour leurs yeux lointains, voilés par les cieux. Le narrateur évoque à demi-mot, par bien des détours et ellipses, l’élaboration de ce jardin et finit par une description de son entrée dans le domaine mais s’arrête juste quand il arrive en son cœur sur quelques phrases enthousiastes. Le domaine reste un mystère, l’écriture cerne à peine sa merveille.

Les Aventures d’Arthur Gordon Pym narre les péripéties du héros qui, né sur l’île de Nan- tucket, s’embarque clandestinement à quinze ans sur le baleinier du père de son meilleur ami Auguste, le Grampus. Il reste caché dans la cale jusqu’à presque mourir de faim et de soif. Son ami vient enfin le secourir et lui explique son retard : une mutinerie a éclaté et son père a été abandonné en mer. Arthur et Auguste décident de reprendre le pouvoir usurpé en effrayant les mutins superstitieux par la vision du fantôme du capitaine. Leur plan est un succès et ils restent seuls sur le navire avec les repentis Peters et Parker. Bientôt réduit à un radeau, le bateau n’a plus ni vivres ni eau et les marins dépérissent, réduits à manger l’un d’entre eux. Un brick hollandais les croise, peuplé de cadavres. Auguste, blessé et malade, meurt. Enfin une goélette, Jane Guy, sauve Peters et Arthur. Elle explore les îles au large du cap de Bonne-Espérance puis gagne le sud, espérant toucher au pôle, jamais atteint. Après la glace, l’eau devient plus douce et tiède. Une île est découverte, avec un peuple et des animaux encore inconnus, fascinants, qui cependant se révèlent hostiles. Peters et Arthur restent de cette escale les seuls survivants. Ne pouvant s’en retourner car l’hiver venu dresse derrière eux une barrière de glace, ils s’aventurent toujours plus au sud. L’océan devient brûlant. Il pleut de la cendre. Leur barque est précipitée dans un tourbillon où s’élève une figure gigantesque à la peau plus blanche que neige. L’écriture s’interrompt ici, se défaisant de nouveau au bord du mystère qu’elle désigne.

Dans les deux cas le récit s’écrit en isolant des silences, qu’il contourne, cerne, désigne, sans les dissiper ; et il s’achève dans l’inachèvement, l’intime blancheur d’une page qui semble celle de l’imagination trop éblouie pour disposer d’une image. Le mystère cerné au cours du récit est posé intact après son point final, à la portée du lecteur et pourtant inaccessible. Ici se situe la « zone de non-savoir ». Poe y accède par deux voies : l’invention d’Ellison et l’aventure de Pym, c’est-à-dire une composition de la nature, une mise en scène de ses éléments, et une exploration de la nature, une mise en présence de ses éléments. Ces deux types de production des zones de non-savoir sont reprises par Huyghe. Ou il compose et met en scène ou il explore et met en présence. Ils équivalent à deux types de rapport entre l’homme et la nature : l’harmonie du paysage ou la découverte du territoire, le faire manuel ou la marche incertaine ; et correspondent à deux types d’invention du réel : l’œuvre est soit une machine à rêve, créatrice d’images, stimulatrice d’imagination, soit une transposition de l’expérience dans un autre format afin de la transmettre sans l’amener de l’inconnu vers le connu, sans la catégoriser et la domestiquer.

Les autres auteurs évoqués se rattachent à l’une de ces productions de non-savoir. Locus Solus de Roussel, L’Invention de Morel de Bioy Casares, Fictions de Borges tiennent de l’invention tandis que La Forêt de cristal de Ballard, Voyage au centre de la Terre de Verne, Les Détectives sauvages de Bolaño, Les Garçons sauvages de Burroughs ouvrent à l’aventure. Penchons-nous tout d’abord sur l’invention. Huyghe a composé ses propres jardins-paysages en une version mineure, moins grandiose qu’Ellison, mais tout aussi suggestive. L’un d’eux, intitulé La Saison des fêtes, fut composé en 2010 pour le Palacio de Cristal du musée Reina Sofia de Madrid. Les célébrations religieuses ou profanes obéissent au rythme des saisons. Des végétaux les symbolisent, venant, partant, s’en retournant avec elles. Huyghe les prélève et en fait un calendrier circulaire : rose de Saint-Valentin en février, cerisier du hanami en mars, muguet du travail en mai, chrysanthème des morts en novembre, sapin de Noël en décembre… Un cercle, dont les rayons en rencontrant la circonférence dessinent les mois successifs, comprend en son sein chacune des plantes, rangée selon son ordre d’apparition. Cependant elles prolifèrent et se mêlent, les espaces symboliques se contaminent et se colonisent, le temps biologique ruine le temps historique. La nature redevient sauvage, se défaisant des catégories et partitions humaines. Pendant ce temps, un rosier aux fleurs vertes, encore vierge de sens, grandit, attendant de se voir attribué une célébration.

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La saison des fêtes, Pierre Huyghe

Autre invention, les Zoodrams, réalisés depuis 2009. Le mystère s’y épaissit. étranges paysages aquatiques, reflets d’un état d’âme, ils semblent un Arnheim sous-marin, composés par des anges-sirènes. Ce qui tient de la nature et ce qui tient de l’art reste indiscernable. Huyghe a précisément choisi chaque composante animale, végétale, minérale, pour ses apparences et aptitudes, habits et habitudes, réalisant un tableau avec les pigments et les formes de la nature elle-même. L’aquarium lui offre un cadre parfait et la lenteur des circonvolutions marines préserve la qualité picturale de l’ensemble. Cependant l’interaction et l’évolution des divers éléments échappe à son contrôle, laissées au hasard ou à la nécessité, à un avenir incertain et imprévisible. L’intention de l’artiste se confond alors avec les forces de la nature. Il devient impossible de faire la part entre l’un et l’autre. Zoodram 4-5 (2011) s’ouvre, entre des roches ocres et brunes, sur un fond bleu-vert où déambulent des araignées et un bernard-l’ermite habitant la tête d’une femme, celle de La Muse endormie (1910) de Constantin Brancusi. Art et nature deviennent consubstantiels l’un à l’autre. Le bernard-l’ermite donne vie au visage assoupi, évoluant dans un aquarium qui a la pesanteur du sommeil et l’étrangeté du rêve ; et le visage donne un abri au bernard-l’ermite, à la fois biologique et symbolique, le masquant et le protégeant, lui conférant sens et apparence. L’art prend ainsi une utilité pratique — être coquille de l’animal — et la nature une portée symbolique — conférer une âme, une animation à la femme. Ils échangent leurs fonctions sans les perdre. La Muse endormie contient déjà cette ambivalence entre art et nature. Elle représente la haute spiritualisation de l’art par un visage évanescent de marbre blanc tout en incarnant une force naturelle élémentaire par sa forme, celle de l’oeuf originaire du cosmos décrit dans l’hindouisme ou la théosophie. Oscillant entre apparition et disparition, elle semble être l’ouverture de la conscience au monde que Huyghe restitue dans le lieu de la naissance de la vie, pour chaque individu comme pour l’ensemble du vivant, l’eau.

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Zoodram, Pierre Huyghe

Les récents Nymphéas Transplant réalisent le passage direct du tableau à la nature, rêvé par Ellison, amorcé par les Zoodrams, en transplantant et transposant les Nymphéas de Monet de l’espace pictural à l’espace organique.

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Nymphéas, Pierre Huyghe

Huyghe mentionne une autre invention, irréalisée car irréalisable : « Un projet poétique, construire un aimant assez puissant pour “plier” le champ magnétique qui fait exister les aurores boréales ! »

À chaque fois l’invention allie la rigueur et la précision de la conception à la luxuriance du non-sens et de la fantaisie. Le non-savoir qu’elle produit est un phénomène résistant à toute délimitation ou classification, car il est impossible d’y faire la part de l’artificiel et du naturel qui se mêlent en même temps que les règnes animal, végétal et minéral. Cette nature inventée est héritière, de toute évidence, du jardin de Locus Solus, décrit par Roussel dans son livre du même nom 10. Martial Canterel, inventeur de génie, y mène ses amis à travers son domaine, afin de leur présenter ses dernières élaborations : une demoiselle portée par une légère montgolfière orientée par le soleil et le vent compose le tableau d’une légende nordique à l’aide de dents cariées ; un chat danse et une femme chante, irisés, dans une sphère remplie d’acquamicans où des hippocampes s’offrent comme montures pour le char d’un soleil de Sauternes et les muscles et nerfs de la tête de Danton s’animent encore de bribes de vieux discours ; une serre recèle les cadavres réfrigérés d’hommes et de femmes répétant les gestes les plus marquants de leur existence (un poète en otage sauve son fils, un vieux Breton serre la main de sa femme lors de leur cinquantième anniversaire de mariage, un acteur rejoue la scène décisive du drame Roland de Mendebourg, un enfant récite un virelai de Ronsard sur les genoux de sa mère, etc) ; un fou cherche à reproduire la voix de sa fille disparue à l’aide d’une toise de lard et d’une aiguille d’or ; une diseuse de bonne aventure fait chanter des cartes de Tarot ou révèle la vérité d’un caractère par une brûlure d’ortie et un diseur de bonne aventure demande à son coq d’écrire l’avenir sur une plaque d’ivoire par des crachats de sang. L’absurdité n’a d’égale que la rigueur. Le style de Roussel, à l’image des trouvailles de Canterel, met la précision de la description et la complexité de l’explication savante au service des plus folles élucubrations. Cependant Canterel contrôle le déroulement de chaque invention qui s’accomplit exactement comme prévu. Huyghe s’en distingue en abandonnant sa maîtrise. Digne disciple de Cage et Giorno, il valorise le hasard et tempère la composition d’expérimentation. Sa mise en scène précisément chorégraphiée laisse place à une danse imprévisible, potentiellement anarchique. L’invention ne l’intéresse pas quand elle vérifie un savoir hypothétique, confirme un avenir prévisible, mais, au contraire, quand elle ouvre un nouveau possible dans le réel établi, laisse incertain le dénouement et la vie suspendue.

Incertitude et suspension qui se retrouvent dans l’aventure. Dans son cas, produire une zone de non-savoir revient à transposer en art une expérience vécue dans la nature. Il faut transmettre le non-savoir sans le transformer en savoir, partager l’inconnu sans le ramener au connu. Il n’est plus question de construire une machine à images et à imaginer, telles les Zoodrams ou les Nymphéas Transplant, mais de remodeler la forme initiale de l’expérience en une forme seconde, sans rien en perdre. Le modèle est ici la topologie. Cette science des lieux, branche des mathématiques, considère les relations qualitatives des points dans l’espace au lieu de mesurer dans un système euclidien l’aire, l’angle, la perspective des figures. Elle établit ainsi des équivalences entre des ensembles qui peuvent être déformés ou pliés l’un en l’autre sans ruptures ou déchirures. Ce passage de l’un en l’autre permet de penser une transcription de l’expérience qui ne serait pas une représentation de la présentation mais une autre présentation. À la mimesis qui va du même à l’autre, de la présence à la représentation, du réel à l’image, de l’expérience à la forme finie est substituée la transposition, qui va du même au même, de la présence à la présence encore, du réel à l’imagination, de l’expérience à une forme irrésolue, sujette à une altération ultérieure, ouverte à d’autres formes possibles. Une telle transposition hérite de la pratique de Robert Smithson et de sa distinction entre sites et non-sites : « Smithson était l’un des rares artistes qui comprenaient que une fois que vous capturez la réalité quelque part, vous ne pouvez pas simplement la ramener à la galerie et dire “eh, regarde, c’est ici.” Cela ne marche pas comme ça. »

L’aventure que transpose Huyghe est un voyage en Antarctique, écho à celui d’Arthur Gordon Pym. Au début, une exposition écrit le scénario de l’expédition à venir. Intitulée L’Expédition scintillante, A Musical, elle prend place en 2002 à la Kunsthaus Bregenz en Autriche. Chacun des trois étages correspond à un acte du scénario et une étape de l’expédition. L’acte I comprend Untitled (Ice Boat) et Untitled (Weather Score), soit un bateau de glace en train de fondre, véhicule vers une banquise dont il semble le fragment détaché, et une suite programmée de précipitations réelles inspirées d’un climat de fiction, celui décrit par Pym dans son journal de bord. Radio Music de Cage s’entend, balayant les ondes, traversant les fréquences. L’acte II s’ouvre sur Untitled (Light Box), jeu de lumières accordé aux Gymnopédies 3 et 4 d’Erik Satie. Au milieu de la salle vide il exhale fumée, couleurs et sons, à la fois attracteur et émetteur, phare lointain et scène de spectacle. Son esthétique est celle des premiers light shows, tentant de rendre le voyage intérieur suscité par les drogues psychédéliques. L’acte III présente Untitled (Black Ice Stage), une patinoire de glace noire que raye une danseuse en glissant sans chorégraphie sur Music for Airports 4 de Brian Eno tandis qu’au plafond des décharges lumineuses reproduisent des orages magnétiques. Un livret collecte images et pensées évoquant le voyage à venir.

Puis, en 2005, Huyghe trouve les moyens de réaliser l’expédition rêvée. A Journey that wasn’t réalise le scénario de L’Expédition scintillante en deux parties : l’expédition intitulée El diario del fin del mundo suit les deux premiers actes, et le spectacle qui la retranscrit sur la patinoire de Central Park, nommé Double Negative, le troisième. Entre février et mars, le bateau Antarctica voyage en Antarctique. Parti de la Terre du Feu, « à l’extrémité du pays de Borges », il se perd dans la blancheur où disparurent Pym et Peters. Artistes, scientifiques et équipage y vivent, y dérivent, espérant trouver des îles et des créatures nouvelles que la fonte des glaces laisserait paraître. Et en effet une île inconnue se révèle à un détour. Le navire y accoste. Huyghe et quelques autres s’y installent, dans un abri translucide à la forme hybride, entre la baleine échouée et l’iceberg. Une sphère-phare semblable à la lune émet des signaux vers un pingouin albinos. Le pingouin vit en groupe et même en foule, mais ici l’un d’eux se détache et s’éloigne pour se fondre dans le paysage, blanc sur blanc. L’animal d’élection de Huyghe porte la marque de la mélancolie, de la désertion et de l’étrangeté à soi de ses autres créations. Les signaux qui l’attirent sont la transcription sonore et lumineuse de la topologie de l’île, émise par une machine baptisée Saint François d’Assise, du nom de celui qui adressa un sermon aux oiseaux et un cantique aux créatures, mettant humblement l’homme à l’égal de chacun et chacune. Cette tentative de communication rappelle le projet The Dolphin Embassy (1974) du collectif Ant Farm qui prit la forme d’une structure sous-marine puis d’une embarcation, laboratoire permettant de faciliter l’échange entre dauphins et humains grâce à la nouvelle technologie qu’est la vidéo, mais il ne se réalisa jamais. Doug Michels, l’un des Ant Farmers, en fournit une dernière version en 1987 : une colonie spatiale nommée Bluestar constituée d’un anneau métallique dédié aux humains entourant une sphère d’eau dédiée aux dauphins.

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A journey that wasn’t, Pierre Huyghe

En octobre 2005, une équivalence de l’expédition est proposée au public. La patinoire de Central Park devient une surface sombre et accidentée, obstruée de masses noires. Vent, pluie et brouillard s’y précipitent tandis qu’un orchestre symphonique joue une partition composée à partir des données topographiques de l’île. L’événement dure le temps du morceau qui déclenche par ses intensités des variations lumineuses permettant de distinguer par moments les évolutions d’un animal automate, double du pingouin blanc. Le spectacle se déroule à côté du zoo, ouvrant une zone de non-savoir contre celle du savoir. Son titre, Double Negative, est celui d’une œuvre majeure du land artiste Michael Heizer : le retrait de roches et de pierres permet de dessiner une longue tranchée coupant un canyon où elles sont jetées. Ce qui compte est alors le négatif de l’espace, ce qui a été déplacé, ce qui n’est pas là. De même dans la spectacle de Central Park.

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Double Negative, Pierre Huyghe

La même année un film, A Journey that wasn’t, monte conjointement des images de l’expédition et du spectacle, entrecroisant l’expérience et sa transposition en une deuxième transposition où la densité des sons traduit paradoxalement le silence des lointains.On retrouve ici le modèle cinématographique prégnant chez Huyghe : l’exposition est le scénario, l’expédition le tournage et le spectacle le montage, le film final résultant de toutes ces étapes. En 2006 il collabore avec François Roche pour une troisième transposition, Terra Incognita / Isla Ociosidad. Cette fois-ci l’équivalence à l’expérience est architecturale : le sol de la salle d’exposition est découpée et étiré verticalement par des contrepoids de différents volumes d’eau. La silhouette de l’île se dessine. À peine apparue, elle risque de disparaître, car l’eau s’évapore et ses contours reprendront vite leur platitude initiale. Cette situation reflète l’instabilité de l’île réelle, due à la fonte des glaces. Son esthétique d’origami rappelle les pavillons pour Miss General Idea en papier plié qu’exécuta Huyghe. Elle partage avec l’œuvre du groupe conceptuel son statut ambigu entre fiction et réalité.

En effet les transpositions passent sans cesse de la fiction au réel et du réel à la fiction entre scénario, expédition, spectacle, partition, automate, architecture et film. Le lieu se rêve à l’arrivée comme au départ. Le voyage a été une traversée de l’imaginaire, comme si l’imaginaire avait contaminé directement la réalité, quittant le seul sujet. C’est « un langage chimique ou une drogue qui modifierait la réalité plutôt que sa perception ». Cet imaginaire est romantique : fascination pour les pôles, la terra incognita du XIXe siècle, périples intérieurs engendrés par les drogues, sublime des paysages hostiles, tonalité mélancolique, valorisation de la singularité isolée, de l’exception de la nature, du monstre merveilleux, etc. Cependant il diffère du romantisme en s’évadant de l’âme, en s’écoulant dans le réel.

L’expédition scintillante subvertit l’expédition scientifique. Se refusant à rapporter quoi que ce soit, échantillons, traces ou preuves, se gardant de produire le moindre savoir, elle transpose et préserve la zone de non-savoir en tant que telle, sans la coloniser ou la dénaturer. Cette entreprise subversive est indissociable d’une autre démarche de Hugyhe, plus ancienne : libérer son temps libre. Après s’être libéré des catégories temporelles, Huyghe tente de se libérer des catégories langagières. Il considère d’ailleurs l’ensemble des œuvres autour du voyage en Antarctique comme une émanation de l’Association des Temps Libérés et propose de nommer l’île île Oisiveté (Isla Ociosidad), car, justifie-t-il dans le document officiel, les idées naissent dans/de l’oisiveté (Ideas arise from Idleness).

Catherine Grenier inscrit ce non-savoir recherché par Huyghe dans le contexte plus large d’un refus de connaissance et de critique, d’intellectualité et de distanciation dans l’art actuel qu’elle décrit comme une « revanche des émotions ».

« L’analyse réflexive, la position critique et la distanciation de l’artiste qui gouvernaient le radicalisme des avant-gardes, se trouvent débordées de toutes parts par la vague de fond de l’émotion. (…) La question de l’art, telle que la posent les nouvelles générations d’artistes, n’est plus prioritairement d’informer, d’initier, de questionner le spectateur, mais tout d’abord de le toucher. La position même de l’artiste, dans son rapport au monde comme dans son rapport à l’art, relève le plus souvent de l’affect et d’un fonctionnement emphatique que du concept et de la critique. » (La revanche des sentiments, Seuil, 2008)

Ce glissement du concept à l’affect déplace plus qu’il ne destitue le savoir. à la connaissance rationnelle est préférée une « connaissance pathétique » qui « permet un accès à l’essentiel, en prenant appui sur les manifestations élémentaires de l’affectivité : le rire, les pleurs, la colère. (…) L’affect déborde les catégories rationnelles et opère, depuis sa fondamentale “inintelligence”, une véritable subversion du savoir. » Cette inintelligence emprunte chez Huyghe la figure de l’immaturité, d’une personnalité inachevée, en construction perpétuelle, qui prend pour appui et forme celle des autres, faisant de son identité une identification. L’émerveillement, le jeu, le rêve, la fiction, la copie et la répétition, autant de traits enfantins que Grenier relève dans les œuvres de Huyghe pour en faire un artiste de l’infrarrationnel, du pur émotionnel : « En réveillant les sensations d’enfance, l’artiste déploie un territoire commun d’expérience, en deçà des systèmes et des rationalisations. »

La critique touche ici au problème sans le résoudre. Il n’y a pas un glissement du concept à l’affect, une revanche des émotions sur l’intellection chez Huyghe. Les deux se lient et se complètent en une imagination raisonnée ou raison imaginante, comme s’il inventait le réel. Cette remarque pourrait d’ailleurs s’appliquer à l’ensemble de sa thèse : il n’y a pas d’un côté la raison, de l’autre le sentiment. (Comme le dit Flaubert,« La bêtise n’est pas d’un côté et l’Esprit de l’autre. C’est comme le Vice et la Vertu. Malin qui les distingue. ») L’un est le raffinement de l’autre et inversement. Les œuvres de l’art conceptuel, contre qui la revanche semble plus particulièrement se mener, interpellent l’imagination, touchent par leur humour ou leur poésie. L’opposition manque ici de subtilité. Pour revenir à Huyghe, le non-savoir ne désigne pas dans son vocabulaire le chaos de l’âme mais le mystère des choses, l’énigmatique pulsation et silencieuse éclosion du monde. Il ne se révèle donc pas par une déchirure de l’intelligence mais par son éveil. Elle doit être aiguisée, affûtée, rendue aussi sensible que les sens ; et l’artiste trouve ce travail d’éveil et d’affutage dans un courant de la philosophie contemporaine, le réalisme spéculatif. Celui-ci permet de toucher à l’inconnu sans le ramener vers le connu, de réfléchir le non-savoir sans en faire un savoir, en excentrant l’homme et considérant le monde en soi, sans aucune intentionnalité qui le ferait exister.

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