Paris, France, années 1990
Arbre des villes, il semble par nature citadin, bâti comme un édifice, ajoutant les étages et les chambres, élargissant et élevant sa voûte. Son dôme imite celui des cathédrales qui imitèrent le sien. La cité se pare de ces arbres citadelles. Elle en fait des allées, des avenues, en agrémente les squares de quartier et les cours d’école. Il est le végétal de ceux qui en sont privés, le rendez-vous vert des habitants de la pierre. Ruche d’oiseaux et d’insectes divers insérée dans la ruche des hommes.
Pourtant, il vient d’une région sauvage et isolée. Il est descendu à Paris depuis les montagnes d’Orphée et garde de son origine une certaine retenue : des fruits empoisonnés pour qui serait tenté. Il fait tellement partie du paysage qu’on oublie de le regarder, si jamais on l’a regardé. J’étais d’ailleurs trop petite pour le voir tout entier, et la ville offre rarement de telles perspectives.
Il a la silhouette de l’arbre tel qu’on l’imagine, tel que je le dessinais alors sur les feuilles des salles de classe et d’attente : un trait pour le tronc, une boule pour les feuilles ; et je lui étais gré de sa simplicité : on devait déchiffrer tant de signes à cet âge, sur les visages et sur les pages, qu’on ne pouvait que remercier ceux qui faisaient l’effort de se simplifier, d’être comme on s’y attendait, comme ils devaient être. Il était l’arbre-rébus, l’arbre symbole de tous les autres arbres.
Il m’a toujours semblé, peut-être parce que je l’ai connu si petite, plus grand qu’eux. Un grand qui serait toujours présent, c’est évident, pour ombrager nos jeux, mais les jeux ont pris fin et lui aussi s’en va : l’âge, la maladie, les grandes chaleurs le chassent de Paris. On le remplace par des essences exotiques, plus adaptés au réchauffement climatique. Lui qui survit à moins de 20 degrés sur les cimes du Parnasse dépérit encerclé par le fer, le bitume et la canicule.
Malgré sa rusticité, il a trouvé sa place dans la capitale. Propre sur lui, ordonné, sachant même être raffiné, il se fait beau tout spécialement pour le beau temps. En fleurs, il semble orné de chandelles, qui s’éparpillent, une fois fondues, sous forme de confettis. Sous ses auspices, Paris est une fête, dehors comme dedans. Ses marrons ont le ciré du parquet et des chaussures qui y dansent. Empaquetés comme des présents, des pâtisseries, luisants et grotesques comme une gemme.
Il donne son odeur à la pluie, ses couleurs aux trottoirs : rose ou blanc au printemps, orange et marron en automne. Même ceux qui parcourent la ville sans lever les yeux baignent sans le savoir dans l’atmosphère des marronniers et en restent imprégnés. C’est sa lumière qu’on respire, c’est son pollen qu’on éternue. Ses fleurs de brise et de bruine s’entremêlent au temps de la ville. Elles hissent les voiles de la rêverie, à la fenêtre du bureau ou de l’école.
J’aurai habité Paris au temps des marronniers. Retournera-t-il à Delphes murmurer des prophéties ? Là aussi, il fait sans doute trop chaud. Lui reste-t-il un lieu ? Il avait déjà frôlé la disparition avant de se réfugier dans la cité des dieux. Un jour, à Paris, il ne sera plus, et moi non plus. Mais, lorsque j’y retourne, ses feuilles me tendent encore la main. Comme autrefois, sur le chemin de l’école, avant de traverser. Le marronnier me parlait alors d’un autre monde, il était un autre monde, loin des gens et du jugement, un espace vaste, élevé, où tout était pardonné.
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