
Tu es apparu avec le printemps, tu as crevé le néant en même temps que les perce-neiges, qui tremblaient sous le vent, dans la forêt aux chevaux blancs, et je suis descendue entre les arbres encore glabres, au fond des affaissements de la falaise, dans ces creux de terre meuble aménagés par la pluie parmi la roche stérile, où depuis des milliers d’années on établit des chapelles et des potagers – et le creux n’est pas ou chapelle ou potager, il est les deux, avec cette humilité des lieux véritablement sacrés.
Tu es venu avec les premières fleurs, que j’observais alors au pied des autels à Marie, ces pousses qui profitent du moindre interstice entre deux pierres et disent non et encore non à l’hiver, souriantes simplement d’être vivantes. Leur courage éclate dans leur couleur. Un jour, je t’apprendrai leur nom : crocus, ellébore, nivéole, pervenche – ou bien en italien, elleboro, campanellino, pervinca.
Depuis, je préfère le silence.
Le premier signe fut l’essoufflement, lors des randonnées en montagne, des courses matinales, l’impression, bien vite la conviction que je devais respirer pour deux. Il y eut ensuite l’épuisement, ce sang qu’on ne perd plus et qui s’enroule et s’enrichit pour former un nid, tandis que les seins gonflent, les joues rougissent et le nez saigne aussi.
Vint le rêve récurrent d’avoir plusieurs seins, ou rien qu’un troisième sein, poitrine de vache ou d’Artémis, le rêve aussi d’une compétition entre la girafe et le rhinocéros qui devaient remonter le fleuve en rongeant les barrages, et la girafe, recroquevillée sur elle-même, mais allongeant son cou, les avalait tout rond, elle allait vite, elle était sur le point de gagner, quand un poisson de fer lui mordit la queue et y resta accroché, l’empêchant d’avancer, le rhinocéros vint l’en débarrasser, le rêve enfin du fou, poursuivi dans la maison par sa famille, arrivé jusqu’au grenier et se tournant vers eux : « Je ne suis pas fou, je ne suis pas plus fou que vous. Ça ne vous est jamais arrivé de vouloir mourir ? », comme je pleurais pour lui. Une fois, je me réveillai convaincue que c’était ton père qui était enceint, et pas moi, que je devais le protéger. Si je ne rêvais pas, je croirais que je n’ai pas d’intériorité ; sans les images qui me traversent, je penserais m’être imaginée.
Maintenant, à l’intérieur, il y a toi. J’y crois et je n’y crois pas. Ce n’est pas que je doute de ta réalité, c’est que tu as déréalisé le monde entier. La première fois que nous t’avons vu, tu as salué d’une, puis deux mains, en croisant et décroisant les jambes. Une amie m’a dit : il danse. Tu passes d’un côté à l’autre, comme gicle le poisson, comme jaillit l’émotion, mais tu te reposes toujours à droite. Il bouge beaucoup, remarquent l’une après l’autre les médecins. Plus la femme est calme, dit-on, plus le bébé s’agite.
Calme, je le suis, comme je ne l’ai jamais été. Stabilité de l’humeur, aucune intensité, presque anesthésiée. Rien n’a d’importance, ni même d’impact, sauf si cela te concerne. Comme c’est étrange d’être normale, de ne plus passer ses journées entre l’accablement et l’enthousiasme. Sans doute pour cette raison, je n’ai plus rien à dire. L’écriture vient d’une déchirure, et je suis comblée. Je pense moins aussi. Je cherche la compagnie. Tu me rendrais presque extravertie.
Ce qu’il reste d’intense, ce sont les sensations. Les saveurs, les odeurs, si puissantes et polarisées en délice ou dégoût. Tu me portes vers les tomates, le pecorino et le carasau, aucune envie de sucré, surtout envie de soleil. Les gens ont hâte de savoir si tu es une fille ou un garçon. Tu verras, en général, c’est une question qui les travaille beaucoup, et ce toute leur vie. Moi, j’espère seulement qu’on s’entendra. Mais au parc, un petit garçon s’est dissimulé derrière moi, assise sur un banc, alors qu’il jouait à cache-cache avec son grand-frère, ensuite il m’a gentiment offert un pissenlit, et de manière tout à fait irrationnelle, je me suis dit que tu serais un petit garçon toi aussi.
Peu à peu, je découvre des gestes que je ne peux plus faire. Me plier, m’étirer, m’allonger sur le dos ou le ventre. On devrait se ménager, mais je crains la pente à la paresse, l’excessive délicatesse, quoi de plus honteux que d’être traitée en princesse. Je t’ai déjà porté à la cime du Lussari, aux chutes de Krka, sur les murailles de Dubrovnik. On monte souvent les volées d’escaliers qui mènent à la maternité, ou l’on emprunte la rue du moulin à vent, rue qui porte bien son nom, tellement secoués par la bora qu’on ne peut plus avancer, l’écharpe cinglée comme celle du Petit Prince, et l’on attend l’accalmie, en souriant au passant accroché, comme nous, à un lampadaire.
Je pourrais énumérer les maux – nausées, migraines – mais je les oublie aussitôt. Pourquoi oublie-t-on si facilement les souffrances physiques tandis que les souffrances psychiques semblent ne jamais passer et se passent même de génération en génération ? Quel sens a-t-il, ce supplice du cœur, pour qu’on doive le transmettre comme une forme de sagesse ? À moins que ce ne soit qu’un phénomène d’époque. On a oublié d’oublier, on ne sait plus comment guérir, ce que signifie pardonner, ou comment faire face à l’adversité.
En tout cas, toi, n’en doute pas, tu seras né de la joie, de l’insouciance partagée de tes parents, même si tu leur donneras, tu leur donnes déjà bien des soucis. Tu seras né de la joie qu’étonnamment, si tristes chacun de leur côté, ils créent en étant ensemble, par le seul fait d’être ensemble. Une chose tout aussi bête à raconter que belle en vérité.
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