
Le feu décidera du vainqueur. Les flammes prendront la forme de son visage. Elles font tournoyer les quatre faces du vent comme une pièce en toupie sur sa tranche, vite, de plus en plus vite, avant de ralentir et tomber : Zéphyr. Il bondit de sa chaise, lançant un oui de joie, et toutes les fleurs éclosent sur sa veste de soie. Borée, appuyé au manteau du foyer, sourit à son sourire, sans amertume. Il a l’habitude de gagner, mais il sait aussi perdre. Notos voudrait faire aussi bonne figure, il n’y arrive pas. Il fait toujours du mieux qu’il peut et ce n’est jamais assez. Euros était le seul à ne pas fixer les flammes, il fouillait dans ses poches et il a sursauté au cri de son frère. « Ah, tu as gagné ? Bravo. Dites, vous avez vu Tempête ? Je ne la trouve pas. »
Aurore se lève aussitôt, elle cherche près de l’évier, sous la vaisselle propre et rangée, puis parmi les pigments, les pinceaux, les craies et les soufflets, tout ce qu’elles ont utilisé pour peindre pendant l’après-midi. Connaissant l’amour de Tempête pour ce qui brille et pétille, elle fouille son coffret à bijoux et la boîte à bonbons. Rien.
Crépuscule la serre dans ses bras. Il allume une lanterne et descend dans les profondeurs de la terre. Il y fait de plus en plus sombre et de plus en plus froid. Il n’entend que le bruissement des ruisseaux. Quand il les éclaire, il voit leur transparence creuser la pierre blanche et découvre peu à peu la vaste cathédrale que l’eau sculpte à l’intérieur de la falaise.
Les quatre vents se jettent au dehors, chacun dans la direction qu’il maîtrise. Borée rougit les joues, racle les gorges, écorche les oreilles, il presse le cœur des hommes, mais personne n’a vu la petite Tempête. Il va là-haut, tout là-haut, sur les plus hautes montagnes, espérant voir, de si près du ciel, toute la terre, ou que la neige dans sa clarté lui donne l’idée d’où regarder.
Euros agite les âmes, délie les langues, il secoue les passants comme des pommiers, me direz-vous la vérité, jusqu’à les rendre un peu timbrés. Il siffle aux oreilles des méditants, trouble le thé des femmes, emporte les draps, renverse les échelles, disperse les troupeaux. Soudain, il se calme et s’assoit dans la plaine. Autour de lui grandit le tourbillon de sa détresse, il en est le centre silencieux.
Zéphyr s’intéresse aux enfants, Tempête en est une, et les enfants ont leur monde dont les adultes ne savent que peu de choses. Il cingle leurs drapeaux de fortune, s’enroule aux rayons de leurs vélos, précipite leur course jusque dans leur cabane, parcourt leurs cartes et leurs carnets, boucle leurs cheveux, emporte leur voix, surprend un premier amour. De rage de ne rien trouver, il fracasse les fruits et le printemps prend une odeur de pourri.
Notos interroge les rêves, il fait vibrer les fenêtres, tinter les verres, dévier les fontaines. Il visite les églises ouvertes à tous les égarés, vole de clocher en clocher, traverse un désert et deux mers. Il suit la migration des oiseaux, dérobe leurs messages, s’arrête aux tavernes, écoute les voyageurs. Rien. La chouette aime ce vent du songe, sa patience, sa discrétion. Une nuit qu’elle le voit encore veiller sur les rêves, elle lui demande :
« Que cherches-tu, vent du sud ?
– Ma petite sœur.
– Je croyais que vous n’étiez que quatre frères.
– Maintenant, on a une petite sœur. Petite comme une humaine.
– Et vous l’avez perdue ?
– Nous étions tous réunis à la maison quand elle a disparu.
– Il y a des souris dans votre maison ? »
Notos sourit.
– Merci, la chouette. Tu es… vraiment chouette. »
Les quatre vents rentrent. Aurore les attend sur le seuil, en se tordant les mains. Crépuscule remonte des souterrains, couvert de cristaux et de brume.
« Les souris, ce sont les souris qui l’ont prise, annonce Notos.
– Évidemment. Comme n’y ai-je pas pensé plus tôt ? répond son père. Les garçons, à vous de jouer. Votre mère et moi ne pouvons pas changer de taille et nous faufiler dans les failles. »
Les quatre vents qui s’étaient gonflés pour parcourir le monde s’affinent à présent pour s’infiltrer dans leur maison. Ils s’engouffrent dans le réseau des galeries et trouvent vite le repaire des souris. Tempête y est ligotée sur une table, prête à être rôtie. Borée retrousse ses manches, impatient d’écraser ces parasites et bien content du bain de sang. Zéphyr s’arme lui aussi de tout ce qu’il a pu récupérer dans ses courses de piquant et de tranchant. Pour une fois, les deux frères sont dans le même camp.
Mais Euros s’interpose :
« Aussi puissants que nous soyons, je ne pense pas qu’il soit sage de se mettre à dos les souris.
Notos concorde : Il y en a dans le monde entier et elles transmettent toutes sortes de maladies. Entre elles et nous, la guerre sera longue et sans issue.
Borée les regarde de haut : Il faut qu’on se fasse respecter. Vous avez peur d’une bande de souris ?
Euros de répliquer : On peut se faire respecter sans massacrer personne. Tout le bon air de la montagne ne te sauvera pas d’un virus pulmonaire. »
Notos propose d’intercéder.
« Amies souris, vous avez là un beau dîner.
Les souris, comme tous les animaux, aiment Notos.
– Tu peux venir le partager avec nous si tu veux.
– Je vous remercie, c’est très gentil. Mais il y a un souci. Vous vous apprêtez à manger ma petite sœur.
– Elle, ta petite sœur ?
Le chef des souris palpe Tempête.
– Mais non, c’est une humaine.
– Je sais, c’est une petite sœur de cœur. Pourriez-vous nous la rendre ?
Les souris remarquent alors ses frères derrière lui. Borée prêt à cogner. Zéphyr hérissé de faux et de fourches. Elles discutent.
– Nous vous la rendrons si vous nous racontez une histoire.
– Encore ! Je n’en peux plus des histoires, soupire Borée, qui aurait préféré une bonne baston. Zéphyr lui est intéressé, déjà il baisse ses armes.
– De toutes petites histoires, précise une souris. Nous, les souris, nous avons une capacité d’attention réduite. Pas plus de deux ou trois phrases.
– C’est impossible de raconter une histoire en trois phrases ! s’indigne Zéphyr. Vous nous ferez dire n’importe quoi.
Une autre souris explique : On essaye d’écouter vos histoires quand vous vous retrouvez en famille, mais on ne va jamais au-delà des premières phrases. On a trop à faire et à penser, il faut être plus rapide.
– Belle manière de dire que vous êtes bêtes, commente Borée.
– Je trouve l’exercice intéressant, nuance Euros.
– Dès qu’il s’agit de raconter n’importe comment, tu es partant, réplique Zéphyr.
– Nous acceptons, conclut Notos. »
Borée regarde vers le nord et ferme les yeux : « Là-bas, une fille tousse et tremble, environnée par la neige. Un matin, sa fenêtre s’ouvre sur une neige plus jaune et comme parfumée : ce sont les narcisses et elle a chaud aux doigts. »
Euros regarde vers l’est et ferme les yeux : « Là-bas, on fait la guerre. Un homme écrit dans son carnet : mes camarades et moi sommes comme des feuilles d’automne, attachées au même arbre, tombant l’une après l’autre. »
Notos regarde vers le sud et ferme les yeux : « Là-bas, un garçon a du pain sans sel et une fille du sel sans pain. Ils se mettent d’accord pour partager. Entre eux, le soleil fait briller la fontaine. »
Zéphyr regarde vers l’ouest et ferme les yeux : « Là-bas, personne ne vient plus au cimetière. Les tombes sont envahies par les fougères. Il y a une limace sur un nom de marbre. »
Note : Zéphyr est sorti vainqueur, parce qu’il a été choisi par la majorité des lecteurs de cette série.
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