
Andrea Dworkin, c’est l’anti Judith Butler. La féministe radicale par excellence. Elle attire une haine sidérante, au point qu’en la lisant je m’attendais à découvrir une haine égale : haine des hommes, de l’hétérosexualité, de l’enfantement, de la société, que sais-je. Il n’y en a aucune trace. Ce que je trouve, c’est au contraire un amour profond des femmes comme des hommes (son frère, son père, son compagnon) et le désir qu’ils puissent enfin s’aimer vraiment, sans plus entretenir la haine qu’ils héritent de l’histoire. Un amour plein et sain, une sexualité épanouie et respectueuse, loin de l’idée que la passion authentique comprend autant d’amour que de haine, ou que le plaisir mesure son intensité à sa brutalité. Son humanité désarmante nous encourage à prendre les armes, non pour inaugurer la guerre des sexes, mais pour y mettre fin.
Dworkin a connu la violence d’un mari, la vie à la rue, la prostitution aussi, l’érotisation de la cruauté qu’elle retrouve partout célébrée, de la littérature à la pornographie. Elle a rencontré d’autres femmes aussi déshéritées qu’elle l’a été et parle pour elles toutes, depuis la misère, l’épreuve, la survivance, avec une pitié qui devient puissance : elle refuse tout simplement qu’il en soit ainsi. Son féminisme issu de l’expérience résonne tout autrement que la théorisation des universités. On y sent un autre temps, un autre ton : l’urgence d’agir, l’incapacité à tolérer toute cette souffrance un seul instant de plus, et aussi une crudité à la hauteur de la cruauté, une franchise charnelle qui raconte notre matérialité partagée. Non que la douceur soit absente. Elle dénonce la dureté parce qu’elle cherche la douceur, comme elle décrit la laideur parce qu’elle espère la beauté ; et celle-ci ne vient pas d’un regard pudiquement détourné de l’horreur, mais d’un face à face avec la vérité.
Il importe peu que je sois d’accord avec elle ou non, je crois l’être sur l’essentiel, mais je ne pense pas en ces termes en la lisant. Je ressens ce dont les féministes parlent souvent, mais qu’elles oublient tout aussi vite : la sororité. Comme si Andrea me serrait dans ses bras et me conférait toute sa force, dans un hug à l’américaine. Ce livre n’appartient pas à la galerie des beaux objets à contempler en toute tranquillité. Transmis sous le manteau, il enferme dans une capsule de papier une voix qui éclate au visage pour nous rappeler ce que la vie peut être, ce qu’elle devrait être.
Radicalité d’aller à la racine de la domination masculine : dans l’intime, le rapport au sexe, à l’amour, aux enfants, à l’argent, et d’aller ainsi à la racine de toute domination, dont celle-ci serait le modèle, le paradigme. Radicalité d’en rester à la réalité, de soutenir ce qu’elle a d’insoutenable, sans s’échapper dans le domaine des idées ou de la fiction. Radicalité de l’enracinement dans une souffrance multimillénaire, celle de toutes les femmes qui nous ont précédées. Radicalité enfin de l’espérance alors qu’il n’y a le plus souvent que des raisons de désespérer.
Je citerai une autre fois ses grands discours, bouleversants et galvanisants. Ici, rien qu’un passage d’un entretien fictif où elle s’amuse des préjugés à son sujet. Parodie d’elle-même et de son mouvement, mais aussi de Norman Mailer qui pratiquait avec sérieux ce type d’auto-interview.
« Il paraît étrange qu’une personne aussi agressive dans son écriture soit si recluse, si hostile à la vie publique.
Je suis timide, c’est tout. Et froide. Et distante.
Beaucoup d’hommes dans cette ville [New York] pensent que vous êtes une tueuse.
Je suis trop timide pour tuer. Je trouve qu’ils devraient plutôt avoir peur les uns des autres, et moins peur de moi.
[…]
Les gens se disent surpris quand ils vous rencontrent. Que vous soyez sympathique.
Bizarre. Pourquoi ne serais-je pas sympathique ?
Ce n’est pas une qualité qu’on associe habituellement aux féministes radicales.
Eh bien, voilà un exemple de déformation. Les féministes radicales sont toujours sympathiques. On les harcèle au point de les rendre folles, mais elles demeurent, au fond, sympathiques.
Je pourrais vous énumérer beaucoup de féministes qui ne sont pas sympathiques. Vous-même, vous vous êtes probablement querellée avec pratiquement toutes celles que je pourrais nommer. N’est-ce pas terriblement hypocrite de votre part et même un peu ridicule d’affirmer que les féministes radicales sont sympathiques ?
De loin ou de très près, c’est bien la vérité. Où que l’on soit entre les deux, ça semble faux. Et puis, vous savez, nous nous aimons. D’un amour souvent impersonnel. Mais il est à toute épreuve. On ne peut qu’aimer des femmes suffisamment courageuses pour faire des choses aussi immenses dans un monde où les femmes sont censées être aussi minuscules.
N’est-ce pas encore une façon de construire un mythe ?
Non, je pense que c’est une description très neutre. Les femmes qui mènent des batailles acharnées, comme le font toutes les féministes radicales, rencontrent tant d’hostilité et d’acrimonie dans les échanges au travail et dans la vie quotidienne qu’elles finissent par devenir très complexes, même si elles étaient simples au départ. On doit apprendre à se protéger. Cela signifie, immanquablement, qu’on accentue certains traits de sa personnalité, certaines qualités. Ou bien ces traits gagnent en importance lorsqu’on tente de survivre et de poursuivre son travail. Alors quand on observe cela chez une autre femme, on l’aime pour ça même si on n’aime pas les défenses particulières qu’elle s’est construites pour elle-même. Cela ne signifie pas qu’on a envie d’avoir des rapports intimes avec elle. Simplement qu’on l’aime parce qu’elle ose être aussi ambitieuse. Parce qu’elle ose continuer à s’associer avec des femmes en tant que féministe, quel qu’en soit le prix, quelles que soient les barrières qu’elle doit construire pour pouvoir continuer à faire ce qui lui importe.
Qu’est-ce qui vous rend la plus étrangère aux autres femmes ?
Le manque de courage ou d’intégrité. Ces manques humains sont constants. Je suis dans cette mouise moi aussi, comme tout le monde. J’en attends trop des femmes. Je finis par être amèrement déçue quand des femmes affichent des défauts tout bêtes. Comme les miens. Ensuite, j’en veux aux femmes que je déçois amèrement par mes failles. C’est le nouveau visage du bon vieux deux-poids-deux-mesures. Je n’attends rien des hommes ou, plus précisément, j’en attends rarement beaucoup, mais j’attends tout des femmes que j’admire. Les femmes attendent tout de moi. Puis, quand nous découvrons que nous ne sommes rien d’autre que nous-mêmes, quelles que soient nos aspirations ou nos accomplissements, nous souffrons, nous pleurons, nous nous battons, et surtout, nous déplorons, nous condamnons. Nos attentes excessives nous conduisent à ces difficultés. Des attentes excessives qui, moi, me font parfois distante, parfois isolée.
Les gens pensent que vous êtes très hostile envers les hommes.
Je le suis.
Ça ne vous inquiète pas ?
À vous entendre, c’est eux que ça inquiète.
Ce que je veux dire, c’est que n’importe quel freudien s’en donnerait à cœur joie avec votre œuvre. On pourrait parler d’envie de pénis, de haine du pénis, d’obsession du pénis.
Cette idée vient des hommes, dans leur littérature, leur culture, leur comportement. Je n’aurais jamais pu l’inventer. Qui a été plus obsédé par le pénis que Freud ? À part peut-être Reich. Mais alors, quelle compétition magnifique ! Choisissez l’homme le plus obsédé par le pénis de l’histoire. C’est d’ailleurs absolument remarquable que les hommes soient, à si peu d’exceptions près, aussi obsédés par le pénis. Je veux dire, s’il y a bien quelqu’un qui devrait être sûr de sa valeur dans une société axée autour du pénis, c’est bien celui qui détient le pénis. Mais un pénis par individu ne semble pas suffire. Je me demande combien de pénis par homme il faudrait pour les calmer. Eh ! On pourrait lancer un tout nouveau domaine d’intervention chirurgicale avec ça.
[…]
Y a-t-il des hommes que vous admirez ?
Oui.
Qui ?
Je préfère ne pas le dire.
Il y a beaucoup de rumeurs au sujet de votre lesbianisme. Personne ne semble savoir ce que vous faites avec qui.
C’est très bien.
Pouvez-vous expliquer pourquoi vous êtes à ce point opposée à la pornographie ?
Je trouve bizarre que cela appelle une explication. Les hommes ont monté toute une industrie à partir d’images, en mouvement ou fixes, qui dépeignent la torture des femmes. Je suis une femme. Ça ne me plaît pas d’assister à un véritable culte du sadisme envers les femmes, parce que je suis une femme, et que ça me concerne. Ça m’est arrivé. Ça va encore m’arriver. Je dois combattre une industrie qui encourage les hommes à mettre en actes l’agression des femmes – leurs « fantasmes », pour reprendre le doux euphémisme servant à désigner ces aspirations. Et j’enrage de voir les gens accepter partout où je vais, inconditionnellement, cette fausse idée de la liberté. La liberté de faire quoi à qui ? La liberté de me torturer ? Cela n’est pas la liberté pour moi. Je déteste le caractère romantique donné à la brutalité envers les femmes partout où je la vois, pas simplement dans la pornographie, mais aussi dans des films et dans des livres à prétention artistique et intellectuelle écrits par des sexologues ou des philosophes. Peu importe où cette brutalité s’affiche : je refuse simplement de faire comme si elle ne me concernait pas. Et cela conduit à un constat terrible : si la pornographie fait partie de la liberté masculine, alors cette liberté est inconciliable avec la mienne. Si sa liberté à lui est celle de torturer, ma liberté, dans ces conditions, est nécessairement celle d’être torturée. C’est de la folie.
Beaucoup de femmes disent aimer ça.
Les femmes n’ont que deux choix : mentir ou mourir. Les féministes essayent d’élargir un peu ces options.
Puis-je vous interroger sur votre vie privée ?
Non. »

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