Il y a cette idée reçue selon laquelle les femmes seraient moins portées sur la chose que les hommes. Nul besoin de l’entendre formuler, elle est partout représentée : lui en a toujours envie, elle s’esquive, il doit séduire et elle être séduite, lui prendre, elle être prise. Bref, la femme est objet et non sujet de désir, et si elle tente d’inverser les rôles, elle risque de perdre sa féminité même. Est-ce une réalité ou une représentation ? Mais les représentations façonnent la réalité, ce qui donne la culture. Alors, est-ce un fait de culture, le fruit de notre éducation, ou de nature, une question d’hormones ? Je me demande si ce n’est pas aussi un héritage, un lourd héritage, celui de milliers d’années d’asservissement, de femmes soumises à la violence sexuelle et à sa menace permanente. Comment un tel traumatisme, s’étendant sur des millénaires, de génération en génération, n’aurait pas d’effet, ne laisserait aucune trace ? Il suffirait à expliquer bien des craintes, des hontes, des réticences sans raison apparente.
Un moment de la psychanalyse m’a toujours fait frémir. Soignant les hystériques, Freud constate la forte charge érotique de leurs symptômes et situe l’origine de leur désordre mental dans un traumatisme sexuel précoce. Hypothèse courante à l’époque, Freud ne fait pas en cela œuvre de pionnier. Mais ensuite, il juge ce traumatisme si fréquent, presque universel, qu’il se persuade qu’il s’agit d’un fantasme. Soit : les hystériques ne rejouent pas, dans leurs troubles, un traumatisme réel, mais leur propre désir qu’elles ont refoulé et dissimulé sous l’image du traumatisme, afin d’attribuer à l’autre leurs idées coupables. Pourquoi ce revirement théorique ? Parce qu’il est impossible, inconcevable que toutes ces femmes aient subi des violences de la part de leurs oncles, frères, pères, voisins, docteurs, etc. Forcément, elles imaginent… En fait, si, c’est parfaitement concevable. C’est même tout à fait réel. Et non seulement, elles vivent et revivent les violences subies au cours de leur vie, mais celles dont elles sont les héritières, qui hantent leur imaginaire et paralysent leurs membres. Autre argument de Freud : le traitement touchant le traumatisme ne permet pas de réduire les symptômes, alors, bien sûr, on remet en question le traumatisme et non le traitement…
Un des effets de la violence sexuelle est de dissocier corps et esprit. Afin de moins souffrir, on déserte son corps, on se l’aliène. Il devient une chose, un véhicule, et si on commence à le réinvestir, on s’appliquera à le heurter, le malmener pour obliger, de nouveau, l’esprit à le quitter. Addictions, troubles alimentaires, comportements à risque, surinvestissement du travail, notamment intellectuel, remises en situation de violence sexuelle, autant de manières de disparaître de soi, de ne pas vivre dans son corps, de ne surtout pas laisser affleurer la moindre sensation, qui en rappellerait d’autres, enfouies dans la terreur. Ainsi, la stratégie qui nous a protégées une fois ne cesse ensuite de nous détruire. Dans ce contexte, l’objectivation du corps féminin dans les représentations n’est pas une question superficielle. Violence symbolique, elle a le même effet qu’une violence physique. Elle est intériorisée par les femmes au point de les désubjectiver. Leur corps n’est plus lieu de leur incarnation. Pour contrer ce processus, il faut se libérer des attentes et des standards, mais aussi s’affranchir de nos fantômes, écouter leur peine pour qu’ils puissent partir en paix.
Je précise pour finir que les femmes ne sont évidemment pas les seules victimes de violences sexuelles. Les hommes aussi, surtout enfants, mais je me penche ici sur la généralisation de ce phénomène dans le cas des femmes. Pourquoi cette généralisation, d’ailleurs ? Priver les femmes de leur corps, les en déposséder pour se l’approprier, car qu’y a-t-il de plus précieux qu’un corps de femme, pourvu du privilège éhonté de générer la vie ?
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