« Celui qui trébuche sur le sol doit encore prendre appui sur le sol pour se relever. »
Premier vers d’un célèbre poème chinois de la tradition zen, que j’ai trouvé ainsi, isolé de son contexte, et qui, pour cette raison, m’a déroutée et éveillée. La concision contient une force de frappe capable de briser la discursivité du langage comme de la pensée, d’interrompre leur cours routinier pour une plongée dans les profondeurs.
Tous les systèmes de pensée me paraissent élaborés à partir de quelques aperçus de la vérité, des révélations soudaines mais durables, à la suite d’une ou plusieurs expériences décisives. Quelques phrases suffiraient à les résumer, que nous pourrions méditer infiniment, mais il semble impossible de révéler une vérité sans la justifier. Le système démontrera donc le bien-fondé de ces aperçus par des explications logiques et rationnelles, en déduira d’autres et les généralisera. Dans ce processus, la vérité, de nature libre et sauvage, s’échappe et il ne reste que le système creux.
J’y entre, attentive, admirative, déçue. Tant de rigueur intellectuelle pour finalement perdre l’essentiel. L’erreur est naturelle : une révélation bouleverse la vie avec une telle puissance qu’on cherche à en épuiser le sens, à y trouver la source de toutes les réponses. Mais la source s’assèche ainsi et se change en impasse.
Par vérité, j’entends ici la connaissance de soi, de l’être ou de la vie, une connaissance existentielle. On n’y parvient pas par raisonnement, on en est saisi. Nous sommes la proie de ce rapace, d’où la vanité d’un édifice qui prétendrait le garder prisonnier et l’exposer savamment à d’autres, dans une cage conceptuelle.
Bien sûr, ces phrases elliptiques et lumineuses qui me plaisent peuvent être critiquées, et elles le sont, pour leur gratuité. Sur quoi fondent-elles leur prétendue vérité ? Comment peuvent-elles se réclamer d’universalité ? Ne sont-elles pas encore plus creuses qu’un système avec leur ton modeste de feinte sagesse ? Tout peut être dit, et son contraire, tant qu’on a l’assurance de le déclarer sans réplique avec un air intempestif, mais tout de même bienveillant, offrant au lecteur un petit bonbon de bien-être sans qu’il ait à fournir le moindre effort de pensée. Bref, le confort. Tout l’inverse de cette brisure que j’évoquais.
Certes, c’est un risque. Mais je reste convaincue que la vérité ne trompe pas. Dupes, ne le seront que ceux qui veulent l’être. Quant au présent de vérité générale, il est une fiction. On aurait tort de le prendre trop au sérieux. L’aphorisme ne prétend pas rendre compte de l’ensemble de la réalité, il y dégage seulement une percée.
Dans ce vers, la révélation tient au renversement. L’obstacle devient l’appui. La matérialité qui impose sa contrainte au désir s’avère la seule voie de réalisation de soi. Elle comprend le corps comme l’esprit, dans un même magma obscur et précaire. L’obstacle désigne ainsi les épreuves et les crises de la vie extérieure comme intérieure. L’issue se situe non dans l’aspiration au ciel, mais dans un retour à la terre. Une fois tombé, pourquoi ne pas en profiter pour mieux explorer le sol et choisir où, en se relevant, on posera le pied ? Réflexion qui inspire la confiance et incite à l’audace : la chute ne nous emporte pas bien bas, elle se contente d’un trébuchement, il nous reste à avancer sans savoir ce que la terre nous réservera, mais assurés qu’elle sera toujours là. Plutôt que de changer les choses, nous changeons notre attitude envers elles, éludant ainsi la déception et l’impuissance ; et accepter que les choses soient ce qu’elles sont et non ce qu’elles devraient être revient à renoncer à ce qu’on devrait être et accepter ce qu’on est.
En toute sincérité, je n’ai pas une idée très définie de ce que je devrais être, mais la certitude de ne pas l’être, c’est-à-dire d’être par essence insuffisante. Qui ne partage pas ce sentiment ? Par exemple, cet article ne me satisfait pas du tout, mais acceptant d’être ce que je suis et non ce que je devrais être, je vais tout de même le publier : ce sera mon exercice de sagesse de la journée.
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