La photographie m’intéresse comme moyen dans l’art conceptuel ou documentaire : articulation de la pensée, ancrage du discours, témoignage d’un ailleurs ou d’un autrefois. Si elle m’émeut, c’est par son sujet, ou par sa tragédie intime – trace d’une lumière morte, signe de l’irréversible. Sa beauté, surtout telle qu’elle se conçoit de nos jours, lisse et saturée, m’indiffère. Je n’apprécie qu’intellectuellement l’élégance d’une composition et la grâce de l’instant. Quelques unes accrochent mon regard par une anomalie : le charme d’une trouvaille ou une étrangeté indéchiffrable. J’aime donc la photographie, mais presque jamais esthétiquement : elle n’enrichit ni n’avive ni ne révèle rien, pour moi, de l’ordre du sensible. Sauf… ces fois, ces quelques fois… ces épiphanies, nénufars dans le flux trouble et aveugle sur les écrans et les murs, ces photographies qui redonnent au sang sa vitesse, à la vie sa saveur, à la pensée sa portée. Snježana Šimić représente à mes yeux cette photographie du sensible. Devant ses clichés, je m’attarde indéfiniment. Il y a la pâleur du vent à la fin des vacances, une larme de lune oscillant au bord de la paupière, l’odeur d’un vieil abat-jour derrière le fauteuil incliné, le souvenir de la lumière sur le dos qui se tourne vers l’ombre, la caresse du sable, la caresse d’une paume, le rire renversé sur la nappe, le vert comme je le rêve… La photographie prélève ici la peau, la pellicule du sensible. Elle n’est pas la reproduction mais l’écorce du réel, en continuité directe avec l’air, les odeurs, les sons.
Snježana (prénom qui signifie Blanche-Neige, à laquelle elle ressemble en effet étonnamment) est une amie du temps de la philosophie. Née à Travnik, elle a fait ses études à Zagreb et à Paris et achève actuellement, à l’EHESS, une thèse sur le temps et la photographie qui suit une approche phénoménologique. Cette année s’est tenue sa première exposition à la bibliothèque Jacqueline de Romilly, Voyages d’objets, où les apprenants de l’association Fispe (Français pour l’insertion professionnelle en Europe), migrants et réfugiés, montraient un objet qu’ils avaient apporté dans leur exil : elle le photographiait et chacun accompagnait le tirage d’un court récit. Malheureusement, je n’ai pas pu la visiter.
Je ressens chez elle l’authenticité, l’immédiateté dont la photographie rêve mais qu’elle réalise rarement. Ses portraits s’extraient de la stratégie narcissique habituelle. La rencontre joue à plein, dans l’imprévu, la crainte et l’émerveillement. Modeste mais audacieuse, parfois même farceuse, Snježana prend le risque de plonger dans le sensible, s’y immerger, sans la médiation de la théorie et du langage qu’avec sa formation elle pourrait pourtant manier aisément. Aucun discours pour expliquer le pourquoi du comment, en mobilisant histoire, littérature et philosophie. Les photographies se suffisent à elles-mêmes. Elles parlent de notre vie parce qu’elles parlent de la sienne. Que demander d’autre ?
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