Dans Fors intérieurs, Isabelle Boccon-Gibod s’entretient avec huit mathématiciens sur leur travail puis tire leur portrait photographique. Il y a dans ce livre une intelligence dont je me délecte. Fontaine dont les jets s’entrecroisent comme les fils d’un métier, canevas d’eau vive. Grâce à l’inventivité des questions de l’auteure et à la vivacité de ses interlocuteurs, les mathématiques révèlent leurs pans d’ombre : dans quel espace mental elles se déploient et selon quel rythme, les sensations qu’elles éveillent, les sentiments qui les motivent, le rôle qu’elles prennent dans la vie quotidienne comme dans la société, la communauté qu’elles créent entre les chercheurs. Il est rare d’entrer dans l’intériorité de ces penseurs qui répugnent souvent à l’écrit et/ou à l’introspection. Chacun a une forte singularité qui se déplie page à page, une manière inédite de parler de soi et de sa pratique, loin du cliché du savant perdu sous ses papiers croulants, sans conscience politique ou formalisation de ses émotions.
Les mathématiques m’ont été par le passé une joie inexplicable qui s’est poursuivie dans la philosophie. Pensée qui se gravit elle-même pour atteindre son sommet où dans un vertige elle passe par le feu d’une vérité blanche, illumination qui a pour prix l’ascèse d’une longue traversée dans la grisaille, recherche à la pente dangereuse puisqu’elle est une passion qui purifie de toutes les autres pour devenir l’unique, un plaisir auprès duquel tous les autres pâlissent.
« Il ne suffit pas de mémoriser, de savoir des choses ; à chaque étape de l’apprentissage, il faut être capable de les recréer soi-même. Déjà, à l’école, la bonne façon d’apprendre consiste à essayer de tout refaire sur une feuille à partir de zéro parce qu’une idée mathématique, bien plus que des phrases, est un processus qui permet de retrouver ses énoncés. Dans une idée mathématique, il y a quelque chose d’actif et de mobile. Il s’agit de refaire un chemin. Elle peut être représentée comme une sorte de randonnée. (…) À la fin, la mémoire pourra en conserver une chose épurée, sous la forme de quelques phrases ou d’une image, mais cette image est plus un totem, un moyen mnémotechnique, que l’illustration d’une réalité mathématique. Un petit gribouillis deux-dimensionnel ne pourra jamais contenir toute la richesse de l’objet ou de l’idée en question. Il en capturera au mieux quelques traits particuliers, comme une sorte de trace. (…) Les mathématiques sont un des rares domaines qui ressemblent encore un peu aux cartes des explorateurs d’autrefois, avec des aires blanches et des mentions du type « ici il y a des lions ». Cette part d’inconnu sera toujours là, et elle me fascine et me motive. » François Loeser
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